En 1991-1992, Fariba Adelkhah engagea une recherche de terrain sur un personnage à la fois célèbre et sulfureux de l’histoire politique et sociale de l’Iran contemporain : le « cou épais » Teyyeb Hâj Rezâï (1912-1963), boss du marché des fruits et des légumes de Téhéran, connu pour son rôle équivoque sous le gouvernement Mossadegh – il le soutint, puis contribua à organiser les émeutes qui facilitèrent son renversement par la CIA, en 1953 – et pour son attitude héroïque en 1963, lorsqu’il refusa de faire porter à l’ayatollah Khomeiny la responsabilité des émeutes qui répondirent à son arrestation, ce qui lui valut d’être condamné à mort et exécuté. Un homme d’émeutes, donc, traître et chevaleresque.
Le sujet était sensible, et plus encore le lien implicite que Fariba Adelkhah tissait entre Teyyeb Hâj Rezâï et l’un de ses hommes de main sur le marché des fruits et des légumes, Rafigh Doust (littéralement : « ami ami »), militant révolutionnaire, chauffeur de la voiture qui accueillit l’ayatollah Khomeiny à l’aéroport de Téhéran, cofondateur et ancien ministre des Gardiens de la Révolution, devenu le redouté président de la puissante Fondation des Déshérités, en charge des comptes bancaires offshore de la République islamique et de l’achat de son armement sur le marché international en dépit de l’embargo qui la frappait, interlocuteur privilégié du ministre français des Affaires étrangères Roland Dumas au début des années 1990.
Néanmoins, Fariba Adelkhah conduisit son enquête, multipliant les entretiens avec la famille de Teyyeb Hâj Rezâï et les membres de son cercle, accumulant les témoignages oraux, rassemblant les maigres sources écrites disponibles.
Elle me fit d’ailleurs l’amitié de me faire rencontrer quelques-uns de ces témoins d’une époque révolue, mais encore vivante dans la mémoire historique de la société iranienne, lors de l’un de mes séjours à Téhéran, à l’automne 1991.
Elle utilisa ce matériau pour rédiger l’un des chapitres de l’ouvrage La Réinvention du capitalisme (Karthala, 1993) que je dirigeai, dans le cadre du Groupe d’analyse des trajectoires du politique, au CERI, groupe dont elle assurait la documentation avant d’être recrutée comme chargée de recherche, cette même année 1993, par la Fondation nationale des sciences politiques.
Dans ce texte elle montrait avec finesse comment un ethos économique est indissociable d’un style d’action, en l’occurrence celui du javânmardi, qui donne matière à performances, selon un répertoire culturel et historique dont elle récusait vigoureusement toute lecture culturaliste, et qu’elle prenait soin de situer dans des contextes sociaux précis.
Son analyse m’intéressa d’autant plus que je (re)lisais attentivement, à l’époque, les œuvres de Paul Veyne, de Peter Brown, de Michel Foucault et de Max Weber en rédigeant L’Illusion identitaire (Fayard, 1996).
Son propos reste toujours aussi vivant et heuristique alors que je le reprends pour rédiger le cinquième chapitre de mon prochain ouvrage, Comparaison est raison. Une sociologie historique du politique, consacré au style de la domination.
Le malheur veut que Fariba Adelkhah ait été contrainte de passer aux travaux pratiques, du fait de son arrestation par les Gardiens de la Révolution, le 5 juin 1979, et de sa condamnation à cinq ans de prison, et de se comporter en javânmard au service de la liberté scientifique. Voici ce qu’elle m’a aidé à concevoir.
Lisez dans son integralité (PDF, 609.4 Ko).