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Anthropology and Sociology
03 November 2020

Monde musulman : la contagion de la colère, avec Jean-François Bayart Réécouter Monde musulman : la contagion de la colère, avec Jean-François Bayart

Lundi, le président turc Recep Tayyip Erdogan a appelé son pays à boycotter les produits français, nouvelle étape dans l'escalade diplomatique entre Paris et Ankara. Une façon de désapprouver le traitement de musulmans de France et de se porter en premier défenseur de l’islam dans le monde arabe.

Entre Ankara et Paris, le torchon brûle. Syrie, Libye, Haut Karabagh, Mer Méditerranée …. les sujets de divergence sont nombreux entre les deux pays. Depuis deux semaines, l’escalade diplomatique ne cesse de s’accroître. Au cœur de cette dissension se retrouvent Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan, présidents des deux pays respectifs. Ce week-end, si l’Elysée récriminait le manque de soutien de la Turquie suite à l’assassinat de Samuel Paty ; le président Erdogan s’inquiétait de son côté de la “santé mentale” du président français. Installé dans une course sur tous les fronts au Moyen-Orient, Erdogan voit également ses rapports avec la Russie et les Etats-Unis se dégrader et assoit sa réputation d’enfant terrible de l’OTAN. Que cherche réellement le président turc ? Le Proche-Orient peut-il aspirer à une stabilité politique  durable tant qu’Erdogan souffle le chaud et le froid dans la région ? 

Pour répondre à ces questions ce matin, Guillaume Erner est en compagnie de Jean-François Bayart, professeur à l’Institut des Hautes Etudes internationales et du Développement (IHEID) à Genève et titulaire de la chaire Yves Oltramare, religion et politique dans le contemporain 

 

La Turquie d'Erdogan, porte-parole du monde musulman ? 

"Le lien, le prétexte de la colère du monde musulman et du président turc Erdogan, ce sont les déclarations mais également un certain nombre de prises de positions de la part de la France dans des dossiers dans laquelle la Turquie est impliquée. Erdogan saisit ces polémiques en France, épaulé par une presse qui est largement sous contrôle pour faire flèche de tout bois et ériger la France comme haut lieu de persécution de l’islam."

 

La Turquie cherche à se poser en porte-parole du monde musulman, outragée par les excès des laïcistes français. Mais la vérité c’est que la Turquie est très isolée sur la scène arabo-musulmane. Elle est dans une relation antagonique avec plusieurs acteurs de la région. Et le pays a perdu beaucoup de son influence dans le monde arabo-musulman. La surenchère d’Erdogan s’explique également par son isolement au Moyen-Orient. 

Jean-François Bayart

Faire oublier la crise économique et sanitaire en s'attaquant à la France 

" Les vitupérations d’Erdogan qui sont inadmissibles, ne serait-ce que d'un point de vue diplomatique, s’expliquent largement par la situation difficile dans laquelle il se retrouve. D’un point de vue économique, la livre turque est en train de dévisser. Or, le soutien populaire à Erdogan n’a pas grand-chose à voir avec la religion mais tout à voir avec les gains de croissance qu’il avait assuré depuis le début des années 2000 à l’économie turque et le bien-être amené à la population au prix d’un fort endettement intérieur. Et puis, il faut savoir que la Turquie a perdu le contrôle de la pandémie, notamment à Izmir et à Istanbul. Il est toujours bon de faire oublier cette réalité."

Il y a des dossiers diplomatiques dans lesquels la France et la Turquie sont en confrontation directe. Je pense à la Libye, la France appuyait en sous-main le maréchal Haftar tandis que la Turquie se place du côté du gouvernement considéré comme légitime par la scène internationale. Il y a le dossier du Haut-Karabagh mais aussi celui de Chypre et de la gestion du gaz en Méditerranée. Sur ce dernier dossier, le président Macron a été très offensif puisqu’il a appuyé et aidé militairement la Grèce dans la gestion de cette crise. 

Jean-François Bayart

La Turquie, de plus en plus isolée sur la scène internationale 

"Erdogan a à la fois un plan expansionniste mais qui est très limité dans ses ambitions réelles et dans ses moyens. Et puis, il y a la nécessité pour Erdogan de conforter sa base électorale en lui offrant des gages symboliques comme par exemple le retour dans le giron de l’islam du musée de Sainte-Sophie. Il y a cet aspect de démocratie libérale et de ce point de vue, Edogan est comparable à Orban en Hongrie. Mais la question existentielle c’est qu'aujourd’hui l’Europe a perdu la Turquie comme on dit dans le langage diplomatique et que la responsabilité de l’Europe est énorme dans cette perte."

La Turquie a développé une stratégie de "free rider" (passager clandestin) sur la scène internationale qui est hautement préjudiciable aux intérêts et à la sécurité de l’Europe. L’Europe n’a pas voulu le voir dès le début des années 2000 et maintenant l’Europe doit en payer le prix. 

Jean-François Bayart