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Gangs au Nicaragua
16 April 2019

Pour une «ethnographie délinquante»: vingt ans avec les gangs au Nicaragua

Les gangs occupent une place de choix dans les médias ou dans les discours politiques d’Amérique latine. On les accable de maux divers (de la délinquance à la violence, en passant par le trafic de stupéfiants), sans doute aussi parce que ces regroupements demeurent mal connus car difficiles à étudier. Pourtant, des chercheurs ont pu enquêter en immersion dans ces gangs, et ce malgré les dangers et les difficultés que cela représente. Dennis Rodgers est l’un d’eux. Dans cet entretien, il discute les conclusions de son article «Pour une “ethnographie délinquante”: vingt ans avec les gangs au Nicaragua» (paru dans Cultures et Conflits), qui met en perspective la méthode ethnographique qu’il pratique au Nicaragua depuis 1996.

 

C’est curieux de se dire que les gangs ont toujours existé. Si on a l’image des triades en Chine, on ne les imagine pas, par exemple, à l’époque des Romains…

Les gangs font partie d’un petit nombre de phénomènes quasi universels, présents au fil de l’histoire dans la plupart des sociétés à travers le monde, dont la romaine. Tite-Live, par exemple, parle des gangs au Ier siècle avant Jésus-Christ dans sa célèbre histoire de Rome, Ab Urbe condita, soulignant en particulier leur importance pour la politique républicaine de l’époque. Il décrit en particulier la manière dont les hommes politique s’appuyaient souvent sur des gangs de quartier pour établir leurs bases de pouvoir, mobiliser des partisans, ainsi que perturber les activités de leurs adversaires. Dans un autre registre, le romancier Robert Fabbri décrit comment cela était également le cas sous l’Empire romain, en particulier dans sa trilogie de romans historiques «The Crossroads Brotherhood».

Il existe une longue tradition de recherches ethnographiques sur les gangs. Quelles en sont les particularités?

Comme le souligne Scott Decker dans sa contribution au numéro spécial de Cultures et Conflits dont fait partie mon article, il est rare qu’une méthodologie soit si fortement associée à un domaine de recherche que l’ethnographie à l’étude des gangs. Les premiers travaux sur ce type de groupes étaient uniquement des ethnographies, en commençant par l’étude fondatrice de Frederic Thrasher, The Gang, publié en 1927. Thrasher fut le fondateur d’une longue tradition de recherches ethnographiques sur les gangs qui a produit des études parmi les plus approfondies et les plus révélatrices du phénomène à travers le monde. Cela découle en partie du fait que l’ethnographie est une approche méthodologique qui appelle au développement d’une certaine intimité avec les gangs, d’un rapprochement pour permettre au chercheur ou à la chercheuse d’interagir directement avec les gangs afin de comprendre leurs logiques et dynamiques de l’intérieur. La logique d’une telle immersion pendant une période prolongée est d’interagir de façon normative, de participer aux activités quotidiennes et d’observer les événements et les personnes dans leur contexte afin de développer une certaine empathie avec leur environnement social.

De par sa nature particulière, l’ethnographie n’est pas une méthode évidente à mettre en œuvre quand il s’agit d’étudier des gangs. Vous dites qu'elle soulève de nombreux dilemmes inhérents, tant pratiques qu’éthiques. 

Il est clair que le caractère particulier de l’ethnographie en fait potentiellement une «méthode dangereuse» lorsqu’elle est mise en œuvre afin d’étudier des phénomènes violents. Mais au-delà de ceci, l'un des dilemmes les plus importants est qu’à certains niveaux l’ethnologue des gangs et de la criminalité ne peut qu’inévitablement devenir complice. Que faire lorsque l’on découvre que des individus faisant partie de notre champ de recherche ont commis des crimes? Faut-il les dénoncer, les confronter ou bien les ignorer? Les trois options impliquent différentes complicités – avec les autorités, avec le gang, avec l’individu. Elles doivent clairement être considérées par rapport à un cadre éthique plus large, et par rapport à la nature intrinsèquement transgressive de l’ethnographie, mais en fin de compte elles engagent toujours des choix avec lesquels beaucoup ne seront pas d’accord. Au final, comme l’a très bien dit William Foote Whyte dans son livre Street Corner Society (University of Chicago Press, 1955, p. 327), le critère déterminant est que «l’ethnographe […] doit continuer à vivre avec lui-même. S’il se trouve en train de participer à des activités qu’il […] perçoit [comme] immorales, il est probable qu’il commencera à se demander quel genre de personne il est» (c’est moi qui traduis).

Une des particularités de vos travaux sur les dynamiques de gangs au Nicaragua consiste dans leur nature longitudinale: vous avez entamé vos recherches en 1996 et elles sont toujours en cours. En quoi votre étude est-elle différente d’autres – ou pas d'ailleurs?

Les études ethnographiques longitudinales restent relativement rares, de par l’énorme investissement de temps qu’elles impliquent, et aussi parce qu’elles ne sont souvent pas compatibles avec le cycle de vie académique. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir retourner régulièrement au Nicaragua depuis ma première visite en 1996-1997. Bien qu’au début un peu accidentelle – je ne prévoyais pas nécessairement de suivre l’évolution des gangs ainsi que de leurs membres de manière prolongée – force est d’admettre que la nature longitudinale de mes recherches a été extrêmement importante pour ma compréhension des gangs, tant au Nicaragua que de manière plus générale. Trop de recherches sur les gangs – même ethnographiques – se résument à ce que nous pourrions appeler un portrait « Polaroid », un instantané d’un moment figé dans le temps. Les gangs sont des institutions souvent éphémères, toujours en mouvement, pouvant se transformer très rapidement. Si nous ne saisissons pas ce mouvement, notre compréhension des gangs sera inévitablement limitée.

Que voulez-vous dire par une «ethnographie délinquante»?

Le mot «délinquance» de nos jours s’utilise surtout pour parler de délit et de criminalité, mais étymologiquement, il dérive du latin delinquere, qui veux plutôt dire «transgresser». Si nous reprenons le sens original du terme, nous pouvons distinguer trois formes différentes – mais liées – d’ethnographie délinquante.

La première concerne une ethnographie préoccupée par la délinquance et les phénomènes qui y sont associés, tels les gangs. Bien que ces thèmes soient étudiés de manières variées dans la plupart des disciplines des sciences sociales, force est d’admettre qu’ils sont beaucoup moins populaires que d’autres, malgré le fait que le crime et la délinquance sont extrêmement révélateurs de processus sociaux fondamentaux. De ce point de vue, une ethnographie délinquante appelle donc à mettre en œuvre plus d’études ethnographiques de la délinquance.

La deuxième forme d’ethnographique délinquante se réfère à l’ethnologue qui s’associe à un gang – ou bien à une autre forme de criminalité – et ce faisant commet inévitablement des écarts par rapport aux règles et normes conventionnelles, tant légales que de bienséance, afin de pouvoir étudier le phénomène de manière ethnographique. Je décris dans mon article la manière dont les considérations éthiques et morales liées à la recherche sont très souvent situationnelles, et qu’il est impossible d’effectuer de la recherche en se basant sur des notions d’éthique et de moralité fixes.

Finalement, la troisième forme d’ethnographie délinquante correspond au processus ethnographique même, et à sa manière de s’imposer par rapport à l’ethnologue, de constamment surprendre, de transformer les préjugés et les idées préconçues. Nous sommes ici face à ce que nous pouvons qualifier de délinquance de l’ethnographie. À un certain niveau, cela correspond au fondement même de la recherche ; plutôt que d’essayer d’adapter le monde à nos cadres de recherche, il est important que ceux-ci soient adaptables à la réalité et que nous puissions être surpris et changer d’avis. Cette dernière forme de délinquance, celle de la transgression épistémologique et méthodologique, reste peut-être la plus grande force de l’approche ethnographique, car elle implique une ouverture d’esprit qui ne peut être que salutaire pour la recherche, et d’autant plus la recherche sur les gangs, en permettant au chercheur ou à la chercheuse de transcender les stéréotypes et préconceptions qui les entourent.

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Référence complète de l’article de Dennis Rodgers:
Rodgers, Dennis. «Pour une “ethnographie délinquante” : vingt ans avec les gangs au Nicaragua‪. » Cultures et Conflits 110, no 2 (2018): 59-76.. doi:10.4000/conflits.20235.  ‬‬‬‬

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Entretien par Marc Galvin, Bureau de la recherche. 
Illustration de ES James / Shutterstock.com.