«Qu’ils viennent me chercher!», avait lancé Emmanuel Macron, l'été dernier, à ceux qui lui demandaient des comptes. «Président, nous voilà!», répondent les Gilets jaunes. Et ils rendent difficile la poursuite de l’entreprise de démolition néolibérale du modèle social français que ses prédécesseurs avaient entamée et qu’il entendait accélérer en les accusant de pusillanimité.
La comparaison de la mobilisation des Gilets jaunes avec Mai 68 peut dérouter, voire choquer. De prime abord, tout semble opposer ces deux événements, à commencer par leur contenu idéologique ou revendicatif. Mais c’est être prisonnier d’un double contresens, me semble-t-il, que de s’arrêter à cette différence.
D’une part, le recul historique nous fait oublier la confusion et l’hétérogénéité des acteurs et des aspirations qui caractérisèrent le séisme de 1968. Loin d’être un sympathique monôme d’étudiants libertaires, le mouvement s’empara de l’ensemble du corps social et comporta sa part d’ombre, y compris de violences et de déprédations dont la police n’eut pas le monopole. Il suffit par ailleurs d’avoir assisté à une « Assemblée générale » dans une université pour savoir qu’il ne fut pas particulièrement démocratique. De ce point de vue, l’activisme des Gilets jaunes n’a guère de complexe démocratique à avoir par rapport à celui des gauchistes (ou au « centralisme démocratique » de la CGT, qui sacrifia les étudiants sur l’autel des accords de Grenelle).
D’autre part, la différence du contexte historique et économique entre les deux époques explique celle de l’orientation de chacun des mouvements de contestation. En 1968, la France était en pleines Trente Glorieuses et venait de se libérer de l’hypothèque de la guerre – celle de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Indochine, de la guerre d’Algérie –, moment propice à l’éclosion de nouvelles mœurs et de nouvelles libertés. Aujourd’hui, la France ne parvient pas à sortir des Cinquante Maudites qui ont vu s’installer le chômage de masse et de longue durée, le creusement des inégalités, la généralisation de la précarité, l’évanouissement de toute perspective d’un avenir meilleur sinon pour soi, du moins pour ses enfants. Un nombre croissant de Français ont le sentiment d’être piégés, d’être faits comme des rats, et ils agissent comme des rats : ils mordent.
Pour le reste, les affinités entre Mai 68 et les Gilets jaunes sont assez frappantes. Dans les deux cas, nul n’a vu venir le mouvement qui est parti de l’anonymat de la société, a emprunté des formes et un style de mobilisation extraordinairement efficaces et créatifs, a dépassé les clivages de classe ou de statut, et a contourné les corps intermédiaires. Sur ce plan, l’invention du symbole de ralliement du gilet jaune et le choix des ronds-points comme lieux d’action sont d’une remarquable intelligence politique et populaire, une association dont on devrait se réjouir au lieu de se pincer le nez parce que le « peuple » n’est ni convenable ni aimable – aimables, convenables, les paysans des jacqueries, les sans-culottes de la Révolution de 1789, les Communards de 1871 ne l’étaient guère.
Il y a d’ailleurs une forme de schizophrénie dans le discours politique français qui glorifie la prise sanglante d’un monument public comme acte fondateur de la liberté – plutôt, par exemple, que la Nuit du 4 août – et se réfère volontiers à des héros dont la pique et la guillotine furent les instruments de prédilection, mais prend des airs de vierge effarouchée quand la foule contemporaine casse et brûle – à moins qu’il ne s’agisse de paysans ou de pêcheurs auxquels a toujours été reconnu, sous la Cinquième République, un quota de préfectures à assaillir. Tout comme celui de ses prédécesseurs, le roman national d’Emmanuel Macron a été très sélectif. Et la nostalgie sourde de la monarchie, qu’il assurait percevoir et dont il entendait nous guérir en en restaurant le répertoire symbolique, trouve bien son origine dans le meurtre du roi, dont il est un peu facile de dire que nous le regrettons et de vouloir nous en consoler. Nous y voilà, toutes proportions gardées, bien sûr, car aucun des Gilets jaunes enclins à demander la mort du président de la République, ces dernières heures, ne songe à dresser une guillotine au milieu d’un rond-point, sinon sur un mode symbolique, à l’instar des manifestants du carrefour de Lachamp sur la Nationale 88, dans la périphérie du Puy-en-Velay.
Le vrai problème n’est donc pas de savoir si le mouvement des Gilets jaunes est d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Pour autant qu’on le sache, il recrute dans chacune de ces deux mouvances, et sans doute aussi dans le Marais des partis de gouvernement en même temps que dans la bouderie des abstentionnistes. Que Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon s’efforcent de le récupérer est de bonne guerre, au regard de leurs thématiques de campagne respectives, mais cela ne nous dit rien de l’orientation présente ou future des Gilets jaunes eux-mêmes. Le plus probable est que ceux-ci n’en savent pas grand-chose pour leur part, notamment parce que nombre d’entre eux ont déserté les urnes depuis longtemps et se sont désintéressés de la politique, laquelle les a néanmoins rattrapés, conformément à l’adage. En attendant, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay est un beau pied-de-nez à Laurent Wauquiez, et à son flirt indécent avec le casting de Gilets jaunes qu’il s’était choisi, dans son fief, pour essayer de tirer à lui la couverture de la fluorescence. A bon entendeur, salut…
******Image: Thomas Bresson