Où en est la chaire Yves Oltramare?
A l'issue de mon deuxième mandat (1er septembre 2019 - 31 août 2022) de titulaire de la chaire Yves Oltramare je puis me féliciter que celle-ci sorte renforcée de la crise sanitaire que nous avons traversée et des conséquences qu'elle a entraînées sur la vie intellectuelle et universitaire.
Ce résultat, nous le devons en grande partie à une équipe d'étudiants et d'étudiantes qui se sont impliqués dans ses activités et constituent désormais ses chercheuses et chercheurs associés doctorant∙e∙s et postdoctorant∙e∙s de l'IHEID, de l'UNIGE ou d'autres établissements, ou pour certains et certaines d'entre eux, chercheur∙euse∙s ou expert∙e∙s engagé∙e∙s dans la vie professionnelle. Ce réseau, basé à Genève et dans différentes autres villes au gré des mobilités estudiantines - dans la grande tradition historique de l'université depuis le Moyen Âge - représente à lui seul l'un des principaux acquis de ces dernières années. II contribue d'ores et déjà au rayonnement international de la Chaire et en garantit l'avenir, dans le respect de son projet initial, tel que l'a défini son fondateur, Yves Oltramare. II est naturellement voué à se renouveler et s'élargir, selon cette démarche itérative que j'ai empruntée lorsque j'ai pris mes fonctions, en septembre 2015. Mais, d'ores et déjà, il est à pied d'œuvre.
II ne vous échappera pas que plusieurs de ces chercheurs et chercheuses associés ne travaillent pas directement sur le fait religieux. Je l'assume car le parti que j'ai pris est précisément de ne pas « encapsuler » les études religieuses dans un domaine particulier, mais de les intégrer à la banalité et la généralité de la compréhension du fait politique contemporain dont la foi, la croyance sont des dimensions constitutives, qu'on le veuille ou non (et force est de reconnaître que dans nombre de sociétés « sécularisées » on ne le veut pas trop...). Au sein même de la sociologie ou de l'anthropologie religieuses, le paradigme évolutionniste de la « sécularisation », du « désenchantement » ou - plus exactement, chez Max Weber - de la « démagification » du monde (Entzauberung der Welt), qui s'est imposé depuis le XIXe siècle, a perdu beaucoup de sa superbe.
Grâce à ce noyau dur, nous avons pu compenser le ralentissement du rythme des événements publics de la Chaire, du fait de la pandémie, par le lancement de deux séries de vidéos, largement consultées :
- Les Entretiens de la chaire Yves Oltramare qui constituent aujourd'hui une vidéothèque d'une vingtaine de titres permettant d'approfondir les grandes questions relevant du périmètre de la Chaire grâce à l'éclairage que leur apporte le monde de la recherche.
- Les A point nommé, interviews plus brèves de chercheurs abordant un sujet d'actualité.
S'y est ajoutée, depuis l'automne. 2022, une nouvelle série, Les Doctorales de la chaire Yves Oltramare, qui donne la parole aux doctorantes et doctorants de l'lnstitut pour qu'ils partagent leur itinéraire de recherche et enrichissent notre réflexion sur les relations complexes entre le religieux et le politique dans le monde contemporain
Par ailleurs La Lettre de la chaire Yves Oltramare, mensuelle, permet de diffuser un certain nombre d'informations relatives à nos préoccupations : annonces d'événements ou de mises en ligne, mais aussi d'ouvrages, d'articles et de films ; accès à des travaux d'étudiant∙e∙s. Pour la recevoir il vous suffit de vous inscrire sur chaire.yvesoltramare@graduateinstitute.ch
En dépit des aléas sanitaires, la Chaire a maintenu vaille-que-vaille un rythme soutenu d'activités publiques - son colloque annuel, ses conférences publiques, ses rendez vous sur des questions d'actualité - et même lancé de nouveaux cycles de conférences, « Ma religion dans la cité » et « Femmes de pouvoir religieux ».
Parallèlement la Chaire a internationalisé ses activités et est devenue partenaire, d'une part, du Réseau européen d'analyse des sociétés politiques, de l'autre, des Rencontres des cinémas d'Europe d'Aubenas, en France, dont elle anime le Focus (« Migration(s) » en novembre 2018 ; « L'Illusion identitaire », en novembre 2019 ; « Religion, politique et cinéma », en novembre 2021 ; « Sexualités, genres, jeunesses » en novembre 2022). Elle est notamment partie prenante de la Caravane des libertés scientifiques du Réseau européen d'analyse des sociétés politiques dont elle a suivi les étapes à Paris (septembre 2021), Turin (octobre 2021) et Varsovie (mai 2022). Elle en a organisé l'étape genevoise, les 30 septembre et 1er octobre 2021, sur le thème « Religion et liberté scientifique dans le monde contemporain », en associant ce réseau à son colloque annuel.
La Chaire n'a pas pour autant délaissé la Suisse. Elle participe aux activités du département d'anthropologie et de sociologie (ANSO) de l'IHEID auquel elle est rattachée, et a notamment organisé une table ronde « Musique, religion et politique dans le monde Contemporain : le rap au service de Dieu » pour contribuer à la célébration de son anniversaire, le 20 mai 2022. Elle travaille régulièrement avec l'UNIGE, le Cercle intercantonal d'information sur les croyances (CIC), les Rencontres Orient-Occident du Chateau Mercier, à Sierre.
Outre ses activités publiques, la Chaire dispense trois enseignements au sein de l’Institut : « Religion, politique et sexualité », « Religion et politique en Afrique » et « Sociologie historique et comparée de l'État ». De plus elle participe à la formation des étudiant∙e∙s des différents départements de l'lnstitut par la pratique effective de la recherche, notamment en leur confiant la réalisation des Entretiens de la chaire Yves Oltramare, en assurant et finançant leur participation à ses activités internationales, en publiant certains de leurs travaux universitaires dans sa propre Lettre ou dans des publications extérieures, en les appuyant dans l'organisation de séminaires dont ils prennent l'initiative, en leur ouvrant Les Doctorales de la chaire Yves Oltramare.
Aussi la Chaire est-elle devenue, ces dernières années, une chaire de recherche, en même temps que d'enseignement et de débat public. Elle a irrigué de ses questionnements et de sa méthodologie nombre de thèses de master ou de doctorat, achevées ou en cours d'élaboration. Elle m'a personnellement permis de rédiger les ouvrages suivants : L'Energie de l'État. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte, 2022) ; Violence et religion en Afrique (Karthala, 2018) ; État et religion en Afrique (Karthala, 2018) ; L'Impasse national-libérale. Globalisation et repli identitaire (La Découverte, 2017) ; Les Fondamentalistes de l'identité. Laïcisme versus djihadisme (Karthala, 2016), ainsi que L'État de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation (Karthala, 2019, en collaboration avec lbrahima Poudiougou et Giovanni Zanoletti).
Mon troisième mandat nous permettra de poursuivre cette belle aventure intellectuelle dont l'actualité internationale, souvent tragique, nous rappelle chaque jour la nécessité. Plus que jamais nous nous devons d'éviter les pièges de la surinterprétation religieuse de conflits qui sont d'abord d'ordre social ou politique, mais aussi de comprendre l'irréductibilité des logiques intrinsèques de la foi qui peuvent les nourrir, les inspirer dans tous les sens du verbe. C'est à cet exercice délicat que nous continuerons à nous vouer lors des prochaines années, en dehors de tout dogmatisme, dans le respect scrupuleux de la pluralité des convictions et des engagements, mais sans nous priver de la force créatrice de l'imagination scientifique. Elle seule peut nous permettre de sortir des sentiers battus des préjugés et des explications en trompe l'œil. Car, ne l'oublions pas, le chercheur est un empêcheur de penser (et, peut-être, de croire ?) en rond.
Jean-François Bayart Professeur à l'IHEID Titulaire de la Chaire