La difficulté de l’exercice, outre le contexte à la fois passionnel et polémique dans lequel il se situe, tient à la double injonction à laquelle sont soumises les sciences sociales. D’une part, elles doivent se garder du piège de la surinterprétation religieuse de faits trivialement sociaux, économiques ou politiques qui parfois se parent du manteau de la croyance pour signifier tout autre chose. Même les pratiques religieuses, telles que les pèlerinages, comportent une part mondaine qui est inassimilable à l’expérience de la transcendance dont parlait un William James (1842-1910). Mais, d’autre part, les sciences sociales doivent aussi prendre acte de l’irréductibilité des logiques intrinsèques de la foi. Leurs concepts ne peuvent appréhender l’expérience de la transcendance car, comme chacun le sait, les Voies du Seigneur sont impénétrables.
En outre, aucun des deux termes que la chaire met en relation ne va de soi. Les catégories intellectuelles de la religion et du politique ne sont apparues dans leur sens contemporain qu’au XIXe siècle, dans le sillage de la division de l’ecclesia au moment de la Réforme, de l’autonomisation de l’État moderne et de sa confessionnalisation progressive en Europe. Le terme de religion a longtemps été dépréciatif. Pour les bons chrétiens il désignait l’incroyance, ou la croyance des autres, fausse par définition. Dans le même temps la notion de politique s’est différenciée non seulement de la sacralité – le fameux processus de sécularisation ou de « désenchantement du monde » – mais aussi de l’économique. Non pas que le « marché » soit devenu indépendant de l’État, mais parce que nous tenons, contre toute évidence, qu’il l’est ou peut l’être. Cela ne signifie pas que nos ancêtres confondaient ces réalités, pensaient que tout est dans tout. Mais ils nommaient autrement que nous ces distinctions et ne les plaçaient pas aux mêmes endroits. On en dira autant des autres « religions » que le christianisme. En dépit d’une mauvaise légende, l’islam a toujours discerné l’État (dolat) et la religion (din), quitte, pour certains de ses penseurs, à regretter et vouloir effacer leur décalage. À tout cela s’ajoute la disparité de la religion et de la culture, que nous tendons à faire coïncider quand elles s’opposent volontiers, notamment sous la pression des fondamentalismes.
Modernes et supposées rationnelles, les catégories de religion et de politique ne sont pas pour autant explicatives. Le politique est, par excellence, le lieu de conflits d’interprétations ou d’intérêts. La religion n’est pas plus cohérente. Les croyants ne sont jamais d’accord entre eux, que ce soit sur un plan politique ou dans leur conception de la transcendance. Le djihadisme, par exemple, divise les sociétés musulmanes, autant qu’il les oppose à l’« Occident ».
L’erreur est d’imputer à la religion (ou à la culture) une unité et une atemporalité dont elles sont dépourvues, l’une et l’autre. N’existent que des pratiques concrètes, dans des situations et des époques données, pratiques effectives qui sont souvent en dissonance avec les textes sacrés sans que l’on ait à douter de la sincérité des croyants. Ce que nous nommons la religion est d’ordre historique et social, tout comme le politique. Aussi la religion n’est-elle jamais la cause du politique. Il suffit de prendre acte de la diversité des régimes qui se réclament du christianisme, de l’islam, du bouddhisme, de l’hindouisme, du confucianisme – ou qui sont associés à ces courants de pensée – pour l’admettre. Narendra Modi n’est pas le Mahatma Gandhi…
Simultanément, le politique ne se dissocie pas complètement de la religion, et la laïcité ne change rien à l’affaire. Point de relation d’extranéité entre les deux dimensions, mais un rapport d’engendrement mutuel, au prix d’une tension permanente. L’État moderne est né au XVIe siècle de la matrice du Saint-Siège, tel que l’avait institutionnalisé la réforme grégorienne, au XIe siècle. De nos jours la République islamique d’Iran a paradoxalement promu la prééminence de la raison d’État sur la raison religieuse. L’État-nation a souvent favorisé une définition ethno-religieuse de sa citoyenneté, parfois au grand dam des autorités spirituelles elles-mêmes. Ainsi, aujourd’hui, de la réprobation du Vatican face à l’instrumentalisation du catholicisme par un Matteo Salvini. De son côté l’État affecte le champ religieux en contribuant à sa bureaucratisation et en lui imposant ses politiques publiques dans des domaines qui lui sont chers, comme la famille, l’éducation, la santé, l’état-civil, les mœurs. Dieu et César sont comme deux larrons en foire.
Pour démêler ces réalités complexes dans le contexte contemporain la chaire Yves Oltramare récuse toute interprétation culturaliste, inévitablement illusoire, et les resitue à l’aune tamisée de la sociologie historique et comparée du politique. On y perd en sensationnel et en facilité, mais on y gagne en profondeur et souvent en perplexité.
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