Le caractère historique du coronavirus vient en grande partie de la conjonction de l’instantanéité de son impact, des conséquences de son amplitude mondiale et de l’évidence de sa nature transformatrice. Avec célérité et certitude rarement combinées de la sorte dans les relations internationales, un consensus a vu le jour à la fois au sein des sociétés de ce monde et entre celles-ci: tout a déjà changé, et tout va changer encore plus. Certes, l’histoire nous apprend qu’il faut toujours relativiser l’emphase sur la nouveauté, notamment lorsqu’on se trouve encore dans l’œil du cyclone, et que les précédents de crises mondiales trop souvent oubliées, pandémies incluses, sont légion.
Pour autant, cette crise donne le la d’une nouvelle phase dans la grammaire de la sécurité internationale. Elle le fait d’abord en confirmant une tendance émergente, à savoir que l’imprévisibilité est désormais la donne principale de cette architecture évolutive de la sécurité globale. Depuis quelques années déjà, cette notion d’incertitude avait été reconnue comme fondamentale, mais cette indétermination demeurait abstraite et associée principalement aux questions de cybersécurité et aux conflits armés. Le bouleversement corona donne aujourd’hui corps à cette notion différemment, la dotant d’une réelle perplexité à la fois opérationnelle et intellectuelle, face à la matérialisation de l’inattendu.
La fin de l’après-11-Septembre
De même, l’après-corona met fin à ce trop long après-11-Septembre dans lequel le monde se trouve logé depuis près de deux décennies. Durant ces dix-neuf années, la kyrielle des insécurités mondiales est demeurée, d’une façon ou d’une autre, sous l’ombre portée de cet «événement absolu» qui avait ouvert ce siècle de façon dramatique. On peut désormais dire que l’après-11-Septembre a pris fin à la veille de son vingtième anniversaire, même s’il le fait en léguant son indélébile apport ultra-sécuritaire. Au-delà des aspects médicaux, quelles formes géopolitiques va alors prendre ce nouveau moment charnière en train de naître sous nos yeux? S’il est trop tôt pour répondre clairement et si l’on doit se garder de tout déterminisme historique, quatre grandes dimensions se dessinent néanmoins déjà: le renforcement d’un étatisme à tendance autoritariste, l’approfondissement de la militarisation du monde, la normalisation de la surveillance et le jaillissement d’une vague de contre-mondialisation.
Premièrement, de par le monde, armée et police à l’appui, l’entité étatique a clairement réaffirmé son autorité à l’occasion de la crise actuelle, intervenant comme sauveur et supra-décideur, mais aussi de façon punitive. Au-delà des bureaucraties ragaillardies, la situation d’urgence a donné une plus grande amplitude aux Etats déjà engagés dans une dérive autoritariste, comme c’est le cas dans la Hongrie de Viktor Orban ou dans le Brésil de Jair Bolsonaro, et l’arpenteur autocratique se trouve de fait de nouvelles destinations sociales. Repoussant les limites de ses propres excès et la violence faite à l’Etat de droit aux Etats-Unis sous son mandat, le président Donald Trump a ainsi pu déclarer, le 13 avril, que son autorité est «totale».
Le pistage des citoyens
Aussi, il y a de fortes chances que cette dynamique de recentrage dirigiste – entamée avant la crise du coronavirus et renforcée à cette occasion – va perdurer et s’amplifier. Elle le fera d’autant plus qu’elle a été aujourd’hui rationalisée par une demande populaire de protection. Apeurées, les sociétés s’interrogeront de moins en moins sur le bien-fondé et la recevabilité démocratique de ces mesures, asseyant de loin en loin une infantilisation des citoyens – aujourd’hui grondés par des policiers leur délivrant lecture de civisme dans les quartiers huppés et bastonnades en zones de pauvreté. Si la prolifération des logiques martiales a été grandissante mondialement depuis l’interventionnisme des années 1990, la pandémie actuelle va continuer à approfondir ce pattern. Covid-19 est logiquement venu naître dans ce contexte martial – avec le président français Emmanuel Macron avertissant que son pays était «en guerre» – parce que les dynamiques internationales avaient été travaillées de la sorte depuis près de trente ans. Toutes les crises pourront dorénavant être perçues sous ce prisme réducteur et manichéen de guerre.
Cette ubiquité étatique et cette martialité pourront, dès lors, être accompagnées, voire devancées, par une surveillance étendue des citoyens. Installée comme une norme mondiale de moins en moins remise en question, celle-ci va ajouter une dimension de nécessité en sus de l’argument d’utilité déjà largement avancé. Il sera surtout de plus en plus difficile d’établir une empreinte et un suivi de ces pratiques introduites dans l’urgence et sans consultation parlementaire, comme l’ont déjà fait la Chine, Israël, la Russie, la Corée du Sud avec le pistage des citoyens, la digitalisation des restrictions de mouvement, l’exigence de reconnaissance faciale et d’autres innovations, encore et toujours au nom de la sacro-sainte sécurité.
Logique d’inconstance
Enfin, la crise du coronavirus pourra fort probablement donner naissance à une vague de contre-mondialisation. Une telle vague ne sera pas le fait d’altermondialistes, déjà actifs depuis longtemps, mais le résultat d’un nouveau moment partagé des limites de l’interdépendance. Celle-ci – le sentiment est en train de naître, suivi bientôt de pratique – peut également créer des vulnérabilités existentielles et non pas simplement économiques au sein des sociétés. Le «tout-échange-n’est-pas-forcément-bon» se traduira en un renforcement des logiques de désunion internationale et de protectionnisme national. A l’image de l’Etat autoritariste consolidé, cette fermeture du monde viendra s’inscrire dans la logique des forteresses à protéger en Europe et de murs à bâtir en Amérique.
Tout à l’émergence de ces dynamiques, le fait essentiel est que le monde de l’après-corona définira ses propres caractéristiques. Et c’est ici que réside la nouveauté, puisqu’il le fera en restant précisément fidèle à sa logique d’inconstance. Aussi, l’on ne peut encore présager de celles-ci. Paul Valéry écrivait que «l’imprévu lui-même est en voie de transformation et l’imprévu moderne est presque illimité». Ce vecteur de l’inconnu fera que la géopolitique de l’après-corona sera plus sociale que politique. A l’image des personnages du roman de José Saramago Ensaio sobre a Cegueira (L’Aveuglement, 1997), frappés d’une inexplicable épidémie de cécité et qui sombrent dans la suspicion, l’hostilité et l’égoïsme, les Etats eux-mêmes pourront rejouer ce temps du loup sur la scène mondiale, cimentant la polarisation ambiante.
«A tout malheur quelque chose est bon», veut l’adage. Gageons alors qu’au sein même de cette instabilité, et afin de vivre et non pas simplement survivre, il naîtra également de cette crise quelque meilleure compréhension de notre relation au monde, ainsi qu’une humilité et une générosité dans l’entraide qui font cruellement défaut à la scène internationale. Pour l’heure, on ne saurait ignorer les signes du virus d’une orwellisation de la géopolitique en marche.
Cet article à été publié dans Le Temps le 2 mai 2020.