Ecrivant sur un ton facétieux, au lendemain de l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, un universitaire américain avait suggéré sur son blog que les départements de sciences politiques devraient informer leurs étudiants qu’ils étaient désormais «fermés» et que ces derniers devraient penser à poursuivre leurs études dans les domaines du «journalisme ou du théâtre». Si l’idée de cette démarche était de sensibiliser son audience aux potentielles failles de certaines de leurs prévisions, elle semble avoir raté sa cible. L’élection de Donald Trump ne semble pas avoir perturbé le sommeil de ceux qui invariablement donnaient l’homme d’affaires vaincu en 2016; ils continuent à offrir des pronostics pour 2020 comme si de rien n’était.
Il ne s’agit en rien d’un phénomène exclusif. La crise des subprimes, qui n’a été prévue par presque aucun analyste, semble, de même, avoir donné peu de leçons d’humilité à de nombreux experts qui continuent à agir comme si l’économie était une science exacte à l’instar des mathématiques ou de la physique. La vie des disciplines est en effet moins bien décrite par un personnage d’Albert Camus, pour qui il est «plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre», que par Gilles Deleuze et Félix Guattari qui nous rappellent avec raison que «jamais personne n’est mort de contradiction».
Si l’on doit regretter cet état des choses, on peut faire plus en saisissant l’occasion d’un moment critique pour examiner comment les sciences sociales peuvent revisiter leurs choix fondateurs, leurs prémisses explicites et inarticulées et leurs certitudes rarement remises en cause. La façon dont l’administration du président Trump traite l’histoire internationale et le droit international nous offre un tel moment.
Si beaucoup d’historiens et de juristes internationaux déplorent aujourd’hui le peu de respect que l’administration Trump affiche pour ces dimensions centrales des affaires internationales et les dangereuses conséquences de ce précédent, il est difficile de comprendre le problème si l’on se limite aux termes du débat tel qu’il a été mené jusqu’à présent. Le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris de 2016, de l’Accord sur le nucléaire iranien en mai 2018 ou de l’Unesco cette année reflète une défiance envers la coopération multilatérale, mais n’est généralement pas décrit comme une violation du droit international. L’administration Trump s’est toutefois rendue coupable de violations caractérisées doublées d’amnésie historique. Les bombardements contre la Syrie en 2017 et la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le Golan annexé en 1981 – décision prise, selon le président américain, après «une rapide leçon d’histoire» demandée à ses conseillers – constituent de tels exemples.
Pour autant, qu’y a-t-il de particulier dans ces actes qui les rendrait aujourd’hui uniques dans l’histoire des Etats-Unis? Ce pays n’a-t-il pas commis des actes similaires, voire plus graves, dans le passé comme l’invasion de la Grenade en 1983 ou de l’Irak en 2003, l’intervention en République dominicaine en 1965 ou au Panama en 1989? Pourquoi a-t-on l’impression que l’administration Trump marque une rupture dans l’idée que les Etats-Unis se font du droit international? Il existe de bonnes raisons de croire que nous assistons à quelque chose d’historiquement unique dans la façon dont les Etats-Unis conçoivent le droit international mais ces raisons ne tournent pas simplement autour de la notion de «règles».
En effet, la rupture dans la façon dont les Etats-Unis traitent le droit international sous l’administration Trump ne réside pas dans le fait que le pays enfreint les règles plus fréquemment ou plus grossièrement que les administrations précédentes, mais plutôt dans son attitude même, nonchalante et méprisante, envers la sphère internationale. Alors que les administrations précédentes se souciaient de justifier leurs actes par référence au droit international soit en invoquant des exceptions aux règles concernées, soit en s’appuyant sur des interprétations «créatives» de ces règles, l’administration Trump ne semble tout simplement pas se soucier de la question de savoir si le pays est perçu comme étant respectueux du droit international. C’est cette attitude cavalière envers ce que représente le droit international et sa place dans la conduite des relations internationales qui marque une césure historique pour le pays et pour la communauté internationale.
L’on pourrait, certes, se demander quelle est la différence entre l’attitude non équivoque de mépris de l’administration Trump envers le droit international et l’hypocrisie de certaines administrations précédentes qui essayaient de justifier les violations flagrantes du droit international au nom… du droit international. La différence est que l’insincérité dans ce contexte a une vertu civilisatrice: un acteur qui rend un hommage hypocrite aux normes internationales est plus perméable à l’influence de celles-ci que celui qui affiche un mépris pur et simple. Mais cette «force civilisatrice de l’hypocrisie» a peu de chance de succès sous l’administration Trump, sa culture politique étant, comme un éditorialiste du New York Times l’a récemment souligné, celle de «l’annihilation de la honte» – il est difficile de voir ce qui pourrait faire honte au locataire actuel de la Maison-Blanche. L’administration Trump a déjà montré combien les valeurs démocratiques que nous avons souvent tendance à prendre pour acquises sont fragiles. L’annihilation de tout souci de probité sur le plan international au sein de cette administration est en train de démontrer la même chose au sujet des normes de conduite internationales patiemment construites historiquement.