Dans une conférence célèbre, « Les Lettres comme espace spirituel de la nation » (1927), Hugo von Hofmannsthal en appela à une « révolution conservatrice ». Thomas Mann parlera plus tard, à ce propos, de « monde révolutionnaire et rétrograde », de « romantisme technicisé », dans une perspective critique. Ces termes renvoyaient au fascisme italien, au national-socialisme allemand, à toute une série de régimes autoritaires d’Europe centrale et orientale qui peu ou prou lorgnaient vers ces modèles, et aux mouvements politiques de cette inspiration, de ce « champ magnétique » (Philippe Burrin) qui travaillaient à la même époque les démocraties libérales. Nous pouvons y ajouter le régime de parti unique de Mustafa Kemal qui fascina la droite nationaliste allemande dans son refus du Diktat de la paix de Versailles, et le « socialisme dans un seul pays » que fit prévaloir Staline en URSS, en épousant la passion nationale grand-russe, non sans obtenir une certaine empathie de la part de la droite nationaliste allemande, anti-bourgeoise et anti-occidentale.
Dans leur diversité ces formules politiques entendaient apporter une réponse identitariste, sur le mode de l’« invention de la tradition » (Eric Hobsbawm, Terence Ranger) et de l’authenticité, aux transformations de la société industrielle et capitaliste de masse, voire à la menace révolutionnaire qu’elle avait engendrée et qu’incarnait le spectre de la révolution d’Octobre. Elles se faisaient fort de restaurer la dignité du peuple qu’avaient bafouée la défaite militaire (ou la « victoire mutilée » dans le cas de l’Italie) et l’abjection de la pauvreté de masse qui s’en était suivie, sur fond de crise du capitalisme, en promouvant un « Homme nouveau » par résurrection d’un passé mythique, « aryen », « romain », « magyar », « turc », c’était selon. Elles imputaient le malheur à un bouc émissaire : le Juif, bien sûr, la franc-maçonnerie, le bourgeois, la banque, le bolchevik – ce qui revenait au même – ou encore, dans le cas turc, l’Arabe qui avait poignardé dans le dos l’Empire ottoman (le compte des Arméniens avait entretemps été réglé) et, dans l’Union soviétique stalinienne, le koulak. Elles se nourrissaient de la « rumination » du « ressentiment », au sens de Max Scheler (L’Homme de ressentiment, 1912), à l’encontre de ces ennemis de l’intérieur, fauteurs de troubles identitaires – un ressentiment dont la philosophe Cynthia Fleury a établi les affinités électives avec l’idée d’authenticité.
Deux propriétés de ces formules politiques de l’entre-deux guerres doivent être soulignées. D’une part, elles ont accompagné l’effondrement des empires qui dominaient ces contrées au profit d’États-nations mettant en œuvre des définitions ethno-religieuses de leur citoyenneté en procédant aux opérations de purification ethnique nécessaires. De l’autre, elles ont sorti la droite conservatrice ou réactionnaire de l’« impasse de l’idée contre-révolutionnaire », elles lui ont permis de « récupérer le charme de la révolution au service d’une critique radicale des principes de 1789 », ainsi que l’a fait valoir François Furet.
La rencontre annuelle de la chaire Yves Oltramare reviendra sur les conditions historiques de l’émergence des révolutions conservatrices de l’entre-deux guerres et confrontera le paradigme que l’on en tire aux situations politiques immédiatement contemporaines. Certaines d’entre elles – par exemple en Pologne, en Hongrie, en Russie, en Turquie, en Iran, en Israël, en Inde, au Brésil, aux Etats-Unis – relèvent de manière assez évidente d’une telle hypothèse. Mais il se pourrait que le paradigme puisse également éclairer les transformations politiques d’autres pays tels que la Chine, le Japon, la Corée du Sud, un nombre grandissant d’États africains, voire ouest-européens. En outre, l’actualité internationale remet au goût du jour l’idée de « guerre culturelle » et nous impose de revisiter la notion de Kulturkampf qui a marqué l’histoire de la seconde moitié du XIXe siècle, notamment en Allemagne et en Suisse.
Conformément aux usages de la Chaire, spécialistes du monde contemporain, historiens, philosophes, théologiens et personnalités religieuses ou culturelles échangeront à ce propos, dans une perspective comparative, et en s’interrogeant plus particulièrement sur le rapport du facteur religieux à l’hypothétique révolution conservatrice.
Responsable scientifique : Jean-François Bayart
Professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement
Titulaire de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contemporain », Genève
La chaire Yves Oltramare Religion et politique dans le monde contemporain a pour mission d’apporter une contribution scientifique majeure à l’analyse de l’impact des rapports entre religion et politique sur l’évolution des sociétés et du système international.