news
Albert Hirschman Centre on Democracy
19 February 2024

Indonésie : Des élections générales inquiétantes pour la démocratie

Jean-Luc Maurer, Professeur honoraire affilié au Centre Albert Hirschman sur la démocratie, esquisse les principales leçons à tirer et les conséquences possibles.

Les élections générales indonésiennes ont eu lieu le 14 février. Elle se sont déroulées dans le calme, sans incident marquant ou contestation majeure à ce stade et ont été reconnues comme étant libres et honnêtes selon la presse nationale et les observateurs internationaux. C’est en soi un remarquable succès pour la troisième plus grande démocratie du monde, après celles de l’Inde et des États-Unis, même si, comme les deux premières, elle a subi de sérieux revers et a beaucoup régressé depuis une dizaine d’années. Avec près de 205 millions d’électeurs ayant voté pour élire le président et le vice-président mais aussi leurs représentants aux niveaux national, régional et municipal, cette Saint-Valentin 2024 peut en effet être considéré comme la plus grande et complexe journée électorale de l’histoire du monde [1] . La logistique nécessaire pour organiser un tel scrutin dans cet archipel immense et éclaté comptant des milliers d’îles et de nombreuses régions très difficiles d’accès est colossale [2] . Cela démontre certes une grande capacité d’organisation mais couronne aussi la forte résilience de la démocratie indonésienne [3] qui organisait pour la cinquième fois depuis 2004 des élections présidentielles (pour la deuxième fois simultanément avec les législatives) auxquelles le taux de participation a toujours dépassé les 80% dans un pays où le vote n’est pas obligatoire.

Préparation des urnes pour les élections du 14 février 2024 dans un entrepôt à Jakarta

Le déroulement de cette journée électorale massive est donc a priori flatteur pour l’Indonésie, mais c’est en amont de cette dernière que se situent les problèmes qui en rendent le résultat fortement ambivalent pour la démocratie. Comme d’habitude, elles ont donné lieu aux traditionnels achats de votes par des candidats à des positions régionales ou locales [4] . Mais plus déterminantes sont les manœuvres et manigances dignes du théâtre d’ombre javanais qui ont marqué la vie politique du pays depuis des mois dans la perspective de ces élections ainsi que leur résultat qui renforcent la tendance régressive ayant affaiblie la démocratie sous le double mandat du président sortant et sont inquiétants pour son avenir.

L’élection présidentielle au suffrage universel direct constituait évidemment l’enjeu majeur de cette journée électorale cruciale pour l’avenir du pays. Contrairement aux deux précédentes éditions particulièrement polarisées et binaires de 2014 et 2019, ce sont cette fois-ci trois tickets qui briguaient la charge suprême. Les premiers comptages rapides effectués à la sortie des urnes confirment la nette victoire au premier tour du ticket présidentiel formé par Prabowo Subianto, l’actuel ministre de la défense, et Gibran Rakabuming Raka, fils aîné du président sortant Jokowi, qui aurait obtenu 58-59% des voix [5] , loin devant celui d’Anies Baswedan, ancien gouverneur de Jakarta, et Muhaimin Iskandar, président de l’un des principaux partis islamiques, avec environ 25 %, suivi de Ganjar Pranowo, ancien gouverneur de Java-Central, et Mahfud MD, actuel ministre démissionnaire des réformes administratives, avec seulement 16-17%. Le ticket vainqueur Prabowo-Gibran, qui affichait pour programme de simplement continuer la politique de Jokowi, était soutenu par une très large coalition de huit partis, dont quatre des six plus grands, le Gerindra , parti nationaliste et populiste de droite présidé par le nouveau président, le Golkar , machine électorale forgée par l’ancien dictateur Suharto pour se maintenir au pouvoir pendant trois décennies, le Parti démocratique ( PD ) centriste créé par l’ancien président SBY, et le PAN , parti islamique moderniste proche de la grande organisation non gouvernementale Muhammadiyah . Le ticket arrivé deuxième d’Anies et de Muhaimin, qui prônait un changement de politique, était soutenu par une alliance entre le Nasdem , parti nationaliste et démocratique de centre-droit, le PKB , parti islamique traditionnaliste mais pluraliste proche du Nahdathlul Ulama , la plus grande organisation islamique du monde, et le PKS , parti islamique plus fondamentaliste, avec l’appui tacite des milieux islamistes les plus radicaux du pays. Le ticket arrivé troisième de Ganjar et Mahfud, qui proposait juste d’améliorer certains aspects de la politique du président sortant, était soutenu par le PDI-P , le parti démocratique de centre-gauche ayant mené la lutte contre la dictature et disposant du plus grand nombre d’élus à la chambre basse ( DPR ), appuyé par le PPP , un parti islamique conservateur crée du temps de l’Ordre Nouveau, et deux plus petites formations [6] . La victoire éclatante de Prabowo est donc incontestable [7] mais ne constitue pas une bonne nouvelle pour la démocratie indonésienne. Il faut pour le comprendre retracer rapidement l’itinéraire de ce personnage sulfureux.

 

Affiches électorales des trois tickets candidats à la présidence: 1. Anies Baswedan-Muhaimin Iskandar, 2. Prabowo Subianto-Gibran Rakabuming Raka, 3. Ganjar Pranowo-Mahfud MD.

Il est né en octobre 1951 dans une famille aristocratique javanaise qui a dû s’exiler plusieurs années du temps de Sukarno [8] . Après son retour au pays en 1967, Prabowo a embrassé une carrière militaire exercée principalement dans les forces spéciales ( Kopassus ) dont il a pris le commandement en 1976. Ayant épousé en 1983 Titiek, l’une des trois filles de Suharto (dont il a divorcé en 1998), il a rapidement gravi les échelons de la hiérarchie militaire et atteint le grade de général en 1998 [9] . Au fil de cette carrière météorique, Prabowo, personnage impulsif et brutal, a commis de multiples violations des droit humains et autres exactions assimilables à des crimes de guerre, principalement au Timor Oriental, colonie portugaise annexée par l’Indonésie en 1975 [10] , et dans la partie indonésienne de la Papouasie [11] . Puis en 1998, à la chute de son beau-père, il s’est rendu coupable de graves violences envers les étudiants et activistes prodémocratie, dont 22 ont été enlevés et 13 n’ont jamais réapparus, étant même soupçonné d’avoir alors essayé de fomenter un coup de force pour lui succéder. Bien qu’il ait toujours nié ces faits, cela lui a pourtant valu d’être interdit de séjour pendant vingt ans aux États-Unis. Honteusement dégradé et limogé de l’armée, il s’est alors exilé en Jordanie chez son ami le roi Abdallah et est revenu en Indonésie en 2000 pour reprendre ses affaires aux côtés de son frère Hasyim, l’un des hommes les plus riches du pays, et se lancer en politique. En 2004, il a déjà brigué sans succès une candidature à la présidence pour le Golkar , le parti gouvernemental ayant survécu à son ex-beau-père, puis a créé en 2008 son propre parti, le Gerindra , afin de pouvoir réaliser son ambition de conquérir le pouvoir suprême. En 2009, il a fait une alliance étonnante mais caractéristique du népotisme viscéral qui règne au sein de l’oligarchie politique indonésienne en étant candidat à la vice-présidence, lui, l’ex-beau-fils de Suharto, sur le ticket de Megawati, la fille de Sukarno, patronne du PDI-P , le parti qui a mené l’opposition à l’ancien régime, alors défaite une seconde fois [12] . Puis il est passé à la vitesse supérieure en étant candidat à la présidence en 2014 et 2019 pour le Gerindra , avec l’appui des partis islamiques les plus conservateurs et même des milieux islamistes radicaux, face à Jokowi, représentant le PDI-P, qui l’a battu les deux fois. Les élections se sont d’ailleurs déroulées dans une atmosphère violente et polarisée, l’entourage de Prabowo essayant de disqualifier Jokowi en l’accusant d’être en partie chinois, de ne pas être un bon musulman, voire d’être un chrétien déguisé et même, crime majeur, un crypto-communiste. À chaque fois, il a contesté sa défaite, arguant de tricheries, et même encouragé ses partisans à monter à l’assaut de la Commission électorale ( KPU ) [13] , ce qui a débouché sur des rixes faisant 8 morts et des centaines de blessés.

Malgré cela, le président élu Jokowi, fin stratège et fidèle adepte d’une culture politique indonésienne traditionnelle qui consiste à neutraliser ses adversaires en les associant au pouvoir et à s’appuyer sur une coalition le plus large possible pour gouverner, lui a confié en 2020 le ministère de la Défense. Depuis lors et en vue des élections présidentielles de 2024 constituant sa dernière chance d’accéder à la présidence, Prabowo s’est employé à refaçonner son image en utilisant finement les vastes ressources financières que lui assurait son frère et les milieux d’affaires ainsi que son excellente maîtrise des réseaux sociaux. Non seulement il a fait preuve d’une parfaite loyauté envers le président et accompli avec diligence son travail pour la défense du pays, mais il s’est abstenu des écarts de comportement ou de la brutalité de langage qui le caractérisaient auparavant. Il est même finalement arrivé à se faire passer, véritable tour de passe-passe, pour un gentil grand-père aimant les chats que beaucoup de jeunes électeurs, qui n’étaient pas nés quand il sévissait dans l’armée ou lors du combat pour la démocratie et de la chute du régime de Suharto en 1998 (le droit de vote est à 17 ans en Indonésie), trouvent gemoy (argot indonésien pour mignon voire caressant !). Son effigie crée pour la campagne électorale était d’ailleurs celle d’un gros bébé souriant et malicieux. On peut toutefois légitimement entretenir un doute sur la sincérité de cette subite transformation et craindre au contraire, en tenant compte de son tempérament et de son passé chargé, que le renforcement de la démocratie ne soit pas son principal souci. D’ailleurs, n’avait-t-il pas clairement déclaré en 2019, lors de la campagne électorale très conflictuelle des précédentes élections présidentielles où il jouait cette fois-là le rôle d’un histrion ultra-nationaliste soutenu par les milieux islamistes radicaux et chevauchant fièrement son étalon blanc dans une posture quasi mussolinienne, que la démocratie parlementaire n’était pas un système politique adapté à l’Indonésie et qu’il faudrait en revenir à la constitution présidentielle de 1945 ?

Cela est d’autant plus préoccupant que la démocratie indonésienne a beaucoup régressé sous la houlette de Jokowi. Élu en 2014 dans une ambiance très polarisée et doté a priori d’un caractère modeste et réservé, il a eu du mal à s’imposer au début de son premier mandat. Il a toutefois rapidement appris et démontré une redoutable intelligence politique en profitant des lamentables événements ayant entouré l’élection conflictuelle de 2017 au poste de gouverneur de Jakarta [14] . Prenant alors la mesure des forces qui s’opposaient à lui et changeant radicalement de registre, Jokowi a commencé à jouer habilement pour imposer sa volonté en forgeant progressivement une coalition politique composée de 7 des 9 partis siégeant au DPR et contrôlant près de 80% des sièges, tout en plaçant ses fidèles aux postes gouvernementaux clefs et dans les hauts rangs de l’armée. Sa reprise en main a commencé par la mise au pas de l’islamisme radical dont les principales formations ont été interdites. Puis il a cédé aux partis politiques de sa coalition en s’attaquant à la très respectée Commission de lutte contre la corruption ( KPK ) qui s’est graduellement vu dépouiller de ses pouvoirs au point de perdre toute légitimité aux yeux de l’opinion publique. En conséquence, l’Indonésie a rétrogradé en la matière du 88 e rang mondial (sur 168 pays) avec un score de 36 (sur 100) en 2015 au 115 e rang avec un score de 34 en 2023 selon Transparency International . Ensuite, profitant de la pandémie de COVID qui a fait plus de 160 000 morts dans le pays, il a limité le droit de manifester et fait passer en urgence auprès d’un parlement soumis un certain nombre de lois importantes et controversées portant atteinte aux libertés démocratiques [15] . Au passage, il en a aussi profité pour limiter la liberté d’expression dans la presse ou sur internet en faisant adopter une autre loi très répressive sur l’information et les transactions électroniques. L’indice de la liberté de presse du pays s’est d’ailleurs effondré de 60,3 en 2018 à 49,3 en 2022 selon Reporters sans Frontières . En parallèle, tout cela s’est accompagné d’un renforcement du rôle de l’armée et de la police ainsi qu’un début de recentralisation administrative à travers la nomination par Jokowi de fidèles comme gouverneurs intérimaires de plusieurs provinces en attendant les élections, y compris à Jakarta ou Java-Central, les fiefs électoraux respectifs d’Anies Baswedan et de Ganjar Pranowo. Cette dérive « illibérale » et ce regain d’autoritarisme a accentué la régression démocratique de l’Indonésie dont le score est tombé de 61 en 2019 à 58 en 2023 (sur 100) selon Freedom House , bien qu’elle fasse toujours partie de la catégorie des pays dits « partiellement libres ».

Toutefois, ce qui a le plus contribué à cette régression démocratique tient aux manœuvres douteuses qui ont précédé la présente élection présidentielle. Après avoir vainement essayé de convaincre Ganjar Pranowo de faire équipe comme candidat à la vice-présidence avec Prabowo Subianto, qui lui céderait la place au terme d’un premier mandat, il a radicalement changé son fusil d’épaule et réussi à imposer pour ce poste son fils ainé, Gibran Rakabuming Raka, âgé de 36 ans et maire depuis 2021 de Solo, la ville où son père a commencé sa carrière politique. Pour cela, il a fallu que la Cour constitutionnelle, incidemment présidée par le juge Anwar Usman, beau-frère de l’actuel président et oncle de son fils, décide le 16 octobre dernier d’abaisser de 40 à 35 ans l’âge minimum requis pour pouvoir se présenter sur un ticket présidentiel ! Pour couronner le tout, la KPU , pourtant chargée de veiller au respect des règles démocratiques et au bon déroulement du scrutin, a avalisé immédiatement cette décision sans suivre la procédure normale qui aurait voulu qu’elle modifie d’abord son propre règlement à travers le Parlement. Le fait que les deux institutions aient été condamnées par leur propre instance interne de surveillance pour manquement à l’éthique et que leurs présidents aient été mollement sanctionnés n’a rien changé sur le fond puisque la participation de Gibran au processus électoral n’a pas été remis en question.

C’est sur cette base que Prabowo, l’ancien ennemi juré devenu son ministre de la Défense et dans lequel Jokowi voyait déjà celui des candidats à la présidence le plus à même de poursuivre son œuvre, a obtenu la préférence du président sortant par rapport à Ganjar Pranowo, pourtant candidat de son propre parti PDI-P , au grand dam de la matriarche Megawati à laquelle il devait pourtant son ascension politique fulgurante. Depuis, sans avoir formellement déclaré qu’il le soutenait, il s’est employé à faire en coulisse tout ce qu’il pouvait pour favoriser le ticket ou figurait son fils, notamment en ayant ouvertement plusieurs tête-à-tête privés avec Prabowo, en mobilisant l’appareil d’État à son avantage, des gouverneurs aux chefs de village ainsi qu’au sein de la police ou de l’armée, et en abusant des aides sociales en espèces ou en nature généreusement distribuées dans les semaines précédant l’élection, en priorité à Java-Central et Est, les deux provinces où ses adversaires risquaient de l’emporter. Cela a provoqué un mouvement de protestation, principalement dans la société civile et le monde académique, qui s’est finalement concrétisé par la mise en ligne sur YouTube le 11 février, juste avant le début du silence informationnel de trois jours imposés avant le scrutin, d’un film documentaire très détaillé de deux heures intitulé «  Dirty Vote  » dénonçant les stratagèmes utilisés par le président sortant et son administration pour favoriser le ticket Prabowo-Gibran [16] .

Tout cela est évidemment très décevant venant de la part d’un homme qui n’est pas issu du sérail ou de l’oligarchie politico-militaire ou financière ayant dominé la vie politique du pays depuis son indépendance et dont on s’attendait, quand il a été élu en 2014, à ce qu’il renforce la démocratie plutôt que de l’affaiblir. Malgré ses origines modestes, il est donc tombé dans le vieux travers viscéral du népotisme dynastique qui plombe lourdement la culture politique de l’Indonésie [17] . Cela ternit indubitablement son image. Ses motivations pour avoir succombé à ce travers sont surtout liées comme on l’a vu au fait qu’il espère continuer à peser indirectement sur les destinées du pays en veillant à ce que ses projets favoris [18] soient menés à terme, avec pour ambition de voir l’Indonésie entrer dans la catégorie des pays à hauts revenus en tant que 5 e économie mondiale pour le centenaire de son indépendance en 2045. C’est d’ailleurs essentiellement pour parachever son héritage qu’il s’est résolu à trahir son parti politique le PDI-P ainsi que sa matriarche Megawati [19] et à accorder son soutien implicite à son ancien rival acharné Prabowo qui partage le même objectif et lui a paru offrir le plus de garanties pour pouvoir l’atteindre, surtout après qu’il s’est résolu à prendre son fils Gibran comme colistier. Il en résulte que si Jokowi passera sûrement à la postérité comme un président qui a fortement contribué au développement économique et social de son pays pendant ses dix années au pouvoir [20] , il laissera aussi la trace indélébile de celui qui en a indéniablement accéléré la régression démocratique.

De son côté, Prabowo, outre l’incroyable persévérance dont il a fait preuve pour assouvir l’ambition de sa vie, doit donc principalement son élection au soutien d’un président sortant resté très populaire auprès d’une population qui lui est reconnaissante du travail accompli. Mais il a aussi réussi le prodige de transformer son image et se faire passer pour un vieux grand-père aimable et pacifique auprès d’un électorat très jeune, dont 52% a moins de 40 ans et près d’un tiers n’a pas 30 ans, qui n’a pas connu son passé sulfureux et violent ou l’a oublié, voire s’en moque éperdument. Il est même probable que beaucoup considèrent que c’est un atout à une époque de dénigrement de la démocratie où la nostalgie de l’homme fort susceptible de régler tous les problèmes d’un pays se répand partout sur la planète à travers les réseaux sociaux. Or l’équipe de campagne dont Prabowo a su s’entourer grâce aux gros moyens financiers dont il disposait était particulièrement compétente en la matière et le fait que l’Indonésie soit, chaque fois avec plus de 100 millions d’utilisateurs, le deuxième plus grand client dans le monde de Tik Tok, le réseau favori de la génération Z, le troisième de Facebook et le quatrième d’ Instagram , ceux sur lesquels surfent plutôt leurs parents de la génération Y, a joué un rôle clef dans son élection [21] .

Et c’est peut-être là, dans le triomphe de celui que certains ont affublé du surnom ridicule de « Général tik tok  », que réside l’aspect le plus troublant de l’ambivalence de ces élections présidentielles pour la démocratie indonésienne. En effet, d’un côté on ne peut qu’être admiratif, au vu de la complexité de la tâche, devant la manière dont l’Indonésie a organisé avec succès des élections générales, fièrement qualifiées par le gouvernement de « festival de la démocratie », qui ont apparemment été libres et honnêtes jusqu’à preuve du contraire. De l’autre, il est difficile de ne pas ressentir un malaise devant le fait que Prabowo ait été élu par une alliance improbable et un peu monstrueuse entre les nostalgiques de l’Ordre Nouveau de Suharto, qui voient en lui l’homme fort capable de diriger le pays avec la poigne nécessaire, et les enfants d’une génération Z, totalement ignorants de l’histoire tragique qu’ont vécu leurs parents et grands-parents et du rôle qu’y ont joué des hommes comme lui. Habilement manipulés par les sorciers des réseaux sociaux qui les ont convaincus d’adhérer à l’image d’un bon grand-père paisible soucieux de leur avenir, ils l’ont acclamé de manière hystérique et consternante lors de tous ses meetings de campagne. Il est temps de se demander une fois de plus au vu de ces élections indonésiennes parfaitement démocratiques en apparence, si une véritable expression de la démocratie est encore possible quand les réseaux sociaux permettent de faire élire n’importe quel individu en trafiquant son image, en modifiant son pedigree et en répandant toutes sortes des « fausses nouvelles » à son sujet.

Affiche électorale des effigies du ticket gagnant Prabowo-Gibran sur un mur de la capitale.

Maintenant, que peut-il se passer à l’avenir ? L’hypothèse la plus favorable pour Jokowi serait bien évidemment que Prabowo, déjà passablement âgé et ayant eu de sérieux incidents de santé, ne puisse par terminer son mandat, auquel cas ce serait son fils Gibran qui serait proclamé président selon la constitution. Mais même si tel n’est pas le cas, il est peu probable vu son âge que Prabowo puisse briguer un second mandat en 2029, ce qui placera Gibran dans une position de force idéale pour lui succéder [22] . Cela dit, nombreux sont ceux des Indonésiens qui ont lutté contre la dictature et pour la démocratie à se demander ce qui est « le moins pire » pour le pays : un président Prabowo, vieillissant et autoritaire qui se serait adouci avec le temps, ou un président Gibran, sans grande expérience et soumis à son papa, qui a toujours eu l’air tout au long de la campagne électorale d’un gamin désemparé placé dans l’ombre d’un ogre comme on peut le voir sur la photo apparaissant plus haut. Il se pourrait en outre que les choses ne se déroulent pas aussi favorablement pour Jokowi et sa dynastie et qu’il ne soit pas en position de tirer les ficelles en coulisse comme il l’espère à partir du moment où il transmettra formellement le pouvoir à Prabowo en octobre prochain. On ne peut en effet pas exclure que ce dernier, une fois assis dans le fauteuil de la présidence, retrouve le tempérament naturel qu’il a soigneusement camouflé depuis quatre ans et se retourne contre Jokowi, envers lequel on peut le soupçonner, malgré les apparences, de ne pas avoir entièrement digéré l’humiliation subie lors des élections présidentielles de 2014 ou 2019, en lui assénant le type de trahison qu’il a lui-même infligé à Megawati. Ayant gardé de solides loyautés au sein de l’armée, réanimant les accointances qu’il a établi avec l’islamisme radical quand ce dernier l’a soutenu lors de ses précédentes tentatives pour conquérir la présidence et renouant avec les pratiques dictatoriales de Suharto, qu’il a toujours admiré, il n’est hélas pas impossible qu’il ramène l’Indonésie vers un régime autoritaire et mette fin à l’épisode démocratique initié en 1998 [23] . D’ailleurs, beaucoup d’Indonésiens en sont bien conscients et l’ hashtag qui a fleuri sur les réseaux sociaux depuis que les premiers résultats du 14 février sont tombés est justement «  RIP (Rest In Peace) Democracy  ».

Cependant, même si le choix du président est déterminant pour l’avenir du pays, le résultat des élections législatives qui ont eu lieu le même jour peut toutefois permettre de mitiger la victoire de Prabowo. Ce ne sont pas moins de 18 partis politiques qui ont été autorisés sur la base des critères requis à briguer les suffrages populaires, mais les premiers comptages rapides réalisés montrent que seuls 8 d’entre eux auraient franchi cette fois-ci le seuil de 4% des voix leur permettant d’accéder au DPR et de s’en répartir les 580 sièges existants. Le PDI-P de Megawati semblerait devoir l’emporter de peu devant le Golkar et le Gerindra de Prabowo, suivis plus loin par les cinq autres partis représentés [24] . Le fait que le PDI-P , largement vaincu pour la présidence, reste malgré tout le premier parti du pays sur le plan législatif peut déboucher sur la décision de constituer le pôle central d’une véritable opposition à Prabowo, ce qui serait plutôt sain pour la démocratie [25] . Quoiqu’il en soit, le nombre de sièges cumulés par les partis membres de la coalition qui a soutenu Prabowo ne sera apparemment pas tout à fait suffisant pour obtenir une majorité au DPR . Il faudra donc élargir le cercle à d’autres formations et il y a fort à parier que plusieurs partis voleront comme d’habitude au secours de la victoire et que le nouveau président pourra, comme tous ses prédécesseurs, former autour du Gerindra et du Golkar une grande coalition unanimiste qui lui facilitera la tâche de gouverner le pays comme il l’entend, sans devoir faire face à une opposition trop forte au sein du Parlement. C’est d’ailleurs exactement ce qu’il a proposé dans le premier discours prononcé au lendemain du scrutin.

Que va faire de son côté Jokowi qui a besoin d’un grand parti politique pour soutenir la poursuite de son action d’entente avec le Gerindra , étant entendu qu’il ne peut plus envisager de succéder à Megawati (âgée de 77 ans) à la présidence du PDI-P après sa trahison. Il ne pourra pas non plus s’appuyer sur le petit PSI dont son fils cadet Kaeseng Pangarap a pris la présidence, deux jours après en être devenu membre (!), car il n’a pas obtenu un pourcentage de voix suffisant pour siéger au DPR . Cela dit, dans les changements d’écurie politique fréquents sur une scène partisane indonésienne où les programmes sont très flous et presque identiques, la présidence du Golkar pourrait lui offrir une solution. En effet, son gendre, Bobby Nasution, actuel maire de Medan, la grande ville capitale de Sumatra-Nord, laisse entendre qu’il pourrait aussi quitter les rangs du PDI-P sous l’étiquette duquel il a été élu pour rejoindre le Golkar afin de briguer le poste de gouverneur de la province !

Les élections générales qui viennent de se dérouler en Indonésie constituent donc en apparence un beau succès pour la démocratie de ce pays, mais l’accentuation de son virage vers une droite nationaliste et populiste qu’elles consacrent s’inscrit dans une tendance planétaire de régression démocratique qui a malheureusement toutes les chances de se renforcer en cette année 2024. Cette dernière est en effet cruciale pour l’avenir de la planète puisque plus de la moitié de la population mondiale va voter dans 76 pays [26] pour désigner son président dans une trentaine d’entre eux et renouveler le Parlement dans tous les autres [27] . La manière assez désastreuse dont les choses se sont déroulées dans les élections antérieures à celles de l’Indonésie qui ont eu lieu depuis le début de l’année au Bangladesh, au Salvador, en Azerbaïdjan, au Pakistan et au Sénégal (où elles ont été repoussées) ainsi que les perspectives qui se dessinent pour celles qui auront lieu plus tard, notamment en Inde, dans l’Union Européenne et aux États-Unis, sans parler de la Russie ou il n’y a aucun suspens, sont en tous cas très inquiétants [28] .

 

Notes

[1] Ce sont en effet près de 260 000 candidats qui se sont présentés pour un peu plus de 20 000 postes à pourvoir, chaque électeur devant déposer 5 bulletins de vote dans l’urne de l’un des 820 000 bureaux de vote ouverts pendant juste 6 heures dans les 416 départements ( kabupaten ) et les 98 grandes villes ( kotamadya ) des 38 provinces, où ont officié plus de 7 millions de scrutateurs ! Les premiers résultats de comptage rapide étaient déjà disponibles le soir même, mais il faudra des semaines pour que la Commission des élections générales ( KPU ) recompte et vérifie le milliard de bulletins déposés avant de proclamer les résultats définitifs le 20 mars. Les quelques milliers d’irrégularités et fraudes mineures qui ont été constatées le jour du vote seront examinées par l’Agence de supervision des élections ( Baweslu ).

[2] Dans les régions les plus isolées, il a fallu parfois acheminer les urnes par hélicoptère, à motocyclette, en pirogue, par triporteurs, sur des charrettes tractées par des bœufs ou tout simplement à pied !

[3] Cette dernière, établie en 1998, à la chute de la dictature militaire de l’Ordre Nouveau dirigé d’une main de fer pendant 32 ans par le général Suharto, qui avait renversé en 1965-66 et dans un bain de sang le régime du président Sukarno, au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1945 dont il avait été le principal artisan, a d’abord mis quelques années pour prendre racine dans des circonstances difficiles où le pays a frôlé l’implosion. Cela s’est fait sous la houlette de trois président-e-s successives, B.J. Habibie de 1998 à 1999, Abdurahman Wahid (alias Gus Dur), de 1999 à 2001, et Megawati Sukarnoputri, la fille du père de l’indépendance nationale, de 2001 à 2004. Puis la démocratie s’est renforcée jusqu’en 2010 avant de commencer à stagner lors du second mandat du précédent président Soesilo Bambang Yudhoyono (alias SBY), élu en 2004 et réélu en 2009. Elle a ensuite nettement régressé sous la houlette de l’actuel président Joko Widodo (alias Jokowi), élu en 2014 et réélu en 2019, que la constitution a empêché de se représenter pour un troisième mandat, malgré sa forte envie de le faire sur la base d’une popularité probablement unique dans le monde après dix années au pouvoir avec 80% d’opinion positive. Contrairement à tous ses prédécesseurs, ce dernier n’appartenait pas à l’oligarchie politico-militaro-financière ou religieuse qui avait dirigé le pays depuis son indépendance. Petit entrepreneur à succès dans le secteur du mobilier en teck de la ville de Solo, à Java-Central, il en avait été le très efficace maire de 2005 à 2012 avant d’être élu gouverneur de Jakarta de 2012 à 2014 et d’y consolider sa popularité.

[4] En règle générale assez marginaux et peu efficaces car les gens ont développé la pratique intelligente et madrée d’empocher l’argent et de voter quand même pour le candidat qui a leur préférence.

[5] Le ticket arrivé en tête ayant obtenu la majorité absolue et, comme cela est requis, au moins 20% des voix dans plus de la moitié des provinces, le second tour prévu pour le 26 juin n’aura par conséquent pas lieu.

[6] À noter dans ce foisonnement partisan un peu confus que l’islam politique était plus divisé que jamais puisqu’il y avait au moins un parti de cette obédience dans chacune des trois coalitions et qu’il ne semblait pas devoir, toutes tendances confondues, dépasser son étiage habituel de 30% des voix dans le plus grand pays musulman du monde où 85% des quelques 280 millions d’habitants adhèrent pourtant à l’islam.

[7] Cela dit, les porte-paroles des deux tickets perdants ont déjà annoncé qu’ils comptaient bien contester les résultats auprès de la Cour constitutionnelle pour fraude massive une fois qu’ils auront été officiellement annoncés par la KPU. Toutefois, vue l’ampleur de la victoire de Prabowo et les pratiques récentes de l’instance suprême en sa faveur, dont il sera question plus bas, il est peu probable qu’elle soit remise en question.

[8] Son père, Sumitro Djojojhadikusomo, économiste respecté qui avait été plusieurs fois ministre sous la présidence de Sukarno avant de participer aux révoltes de 1957-58 contre ce dernier, s’est en effet exilé à Singapour et Londres avec toute sa famille pour revenir à Jakarta en 1967 et y devenir l’initiateur de la stratégie de développement économique couronnée de succès lancée par le nouveau régime.

[9] En étant nommé par son beau-père à la tête du KOSTRAD , la réserve stratégique (et opérationnelle) de l’armée que ce dernier occupait en septembre 1965 lors du coup d’État qui lui a permis de s’emparer du pouvoir.

[10] Il est notamment soupçonné d’avoir supervisé plusieurs massacres de populations civiles ainsi que l’assassinat en 1978 de Nicolau Lobato, l’un des chefs du Fretilin, le mouvement de libération du Timor Oriental, crimes qu’il a également toujours nié avoir commis et pour lesquels il n’a jamais été poursuivi.

[11] Où un mouvement de libération nationale de faible intensité lutte pour l’indépendance depuis le referendum d’autodétermination largement manipulé de 1962 ayant permis à Jakarta de récupérer cette immense partie orientale de l’archipel des mains du colonisateur hollandais.

[12] Par Soesilo Bambang Yudhoyono dit SBY, un ancien général lui aussi, qui a été président de 2004 à 2014.

[13] Comme Donald Trump un an plus tard au Capitole de Washington auquel il a peut-être servi de modèle (?).

[14] Où son adjoint et successeur, Basuki Tjahaja Purnama (alias Ahok), un sino-indonésien de religion chrétienne, a fait l’objet d’une campagne perfide de la part des milieux islamistes radicaux, l’accusant de blasphème, et a finalement été battu par leur candidat, Anies Baswedan, soutenu en l’occurrence par Prabowo Subianto, puis condamné à deux ans d’emprisonnement. Pour plus de détails, voir Maurer, 2021, pp.321-326.

[15] Loi dite « omnibus » sur le travail, Loi sur le transfert de la capitale de Jakarta à Kalimantan-Est, Loi sur les libertés sexuelles, Nouveau Code Pénal, Loi sur l’élection des chefs de villages, Loi sur la création de trois nouvelles provinces en Papua.

[16] Il a été vu plus de dix millions de fois mais cela n’a pas changé substantiellement le résultat du vote.

[17] Comme il faut bien le dire de la plupart des pays d’Asie, du Pakistan à la Corée en passant par les Philippines qui doivent actuellement détenir le record du monde en la matière puisque l’actuel président Ferdinand Marcos Junior (dit Bongbong), élu en 2022, est le fils du dictateur éponyme de sinistre mémoire qui a dirigé le pays de 1965 à 1986, et que sa vice-présidente, Sarah Duterte, est la fille de son prédécesseur à la présidence, Rodrigo Duterte, qui a régné de 2016 à 2022 en se singularisant par son extrême violence. 

[18] Au tout premier chef, le transfert de la capitale Jakarta à Kalimantan-Est (où elle prendra le nom de Nusantara, qui signifie « archipel ») mais aussi la sauvegarde de la Loi sur le travail ou la remontée des filières technologiques de l’industrie extractive comme le nickel ou d’autres produits par l’interdiction des exportations de minerai brut.

[19] À laquelle il doit certes son poste comme on le sait mais qui l’a aussi traité parfois avec condescendance.

[20] Notamment en assurant une croissance économique soutenue de 5% l’an, en maîtrisant l’inflation, en attirant un volume croissant d’investissements étrangers, en contenant la pauvreté, en gérant assez bien la pandémie de COVID et surtout en améliorant de manière spectaculaire les infrastructures routières et ferroviaires du pays.

[21] La génération Y est celle des gens nés de 1980 à 2000 et la génération Z celle de ceux nés de 2000 à 2020.

[22] Dans l’intervalle, outre le fait qu’il est vraiment novice en politique, il sera totalement dans l’ombre de Prabowo car, tout comme aux États-Unis, le vice-président n’a guère de pouvoir en Indonésie.

[23] Beaucoup de ceux qui ont alors lutté courageusement pour faire triompher la démocratie le soupçonnent par exemple d’être susceptible de soumettre au Parlement un projet de réforme de la constitution visant à revenir sur le principe du suffrage universel direct pour les élections locales, régionales et même présidentielles.

[24] Les premiers résultats donnés en pourcentage des voix et provenant de comptages rapides sont les suivants : PDI-P 16-17%, Golkar 15-16 %, Gerindra 13-14 %, PKB 10-11%, Nasdem 9-10%, PKS 9-10%, PD 6-7%, PAN 6-7%. Le PPP , qui semblerait n’avoir reçu que 3,6% des voix, ne siégerait donc plus au DPR et le PSI, présidé par le fils cadet de Jokowi, n’aurait reçu que 2,6% des voix et n’y ferait toujours pas son entrée.

[25] Comme cela avait d’ailleurs été le cas de 2004 à 2014 sous la présidence de SBY, qui lui aussi avait trahi la confiance de Megawati, pour laquelle cela constitue une triste habitude.

[26] Dont 8 des 10 plus grands du monde : Inde, Union Européenne, États-Unis, Indonésie, Pakistan, Bangladesh, Russie, Mexique.

[27] Voir l’article d’Allison Meakem, “Elections to Watch in 2024”, Foreign Policy , Winter 2024.

[28] Pour rédiger cet article, je me suis appuyé sur les papiers parus dans la presse indonésienne, principalement dans le Jakarta Post auquel je suis abonné, et sur ceux parus juste avant et après les élections dans Le Monde , Libération , Le Courrier International , The Guardian et le New York Times ainsi que sur l’article très pertinent et encore plus critique que le mien écrit par Joseph Rachman intitulé « Indonesia’s Election Winner Has a Dark Past and a Cute Image » portant comme sous-titre explicite « Prabowo Subianto’s record does not bode well for democracy » paru dans Foreign Policy le 15 février 2024.