Maintenant, que peut-il se passer à l’avenir ? L’hypothèse la plus favorable pour Jokowi serait bien évidemment que Prabowo, déjà passablement âgé et ayant eu de sérieux incidents de santé, ne puisse par terminer son mandat, auquel cas ce serait son fils Gibran qui serait proclamé président selon la constitution. Mais même si tel n’est pas le cas, il est peu probable vu son âge que Prabowo puisse briguer un second mandat en 2029, ce qui placera Gibran dans une position de force idéale pour lui succéder [22] . Cela dit, nombreux sont ceux des Indonésiens qui ont lutté contre la dictature et pour la démocratie à se demander ce qui est « le moins pire » pour le pays : un président Prabowo, vieillissant et autoritaire qui se serait adouci avec le temps, ou un président Gibran, sans grande expérience et soumis à son papa, qui a toujours eu l’air tout au long de la campagne électorale d’un gamin désemparé placé dans l’ombre d’un ogre comme on peut le voir sur la photo apparaissant plus haut. Il se pourrait en outre que les choses ne se déroulent pas aussi favorablement pour Jokowi et sa dynastie et qu’il ne soit pas en position de tirer les ficelles en coulisse comme il l’espère à partir du moment où il transmettra formellement le pouvoir à Prabowo en octobre prochain. On ne peut en effet pas exclure que ce dernier, une fois assis dans le fauteuil de la présidence, retrouve le tempérament naturel qu’il a soigneusement camouflé depuis quatre ans et se retourne contre Jokowi, envers lequel on peut le soupçonner, malgré les apparences, de ne pas avoir entièrement digéré l’humiliation subie lors des élections présidentielles de 2014 ou 2019, en lui assénant le type de trahison qu’il a lui-même infligé à Megawati. Ayant gardé de solides loyautés au sein de l’armée, réanimant les accointances qu’il a établi avec l’islamisme radical quand ce dernier l’a soutenu lors de ses précédentes tentatives pour conquérir la présidence et renouant avec les pratiques dictatoriales de Suharto, qu’il a toujours admiré, il n’est hélas pas impossible qu’il ramène l’Indonésie vers un régime autoritaire et mette fin à l’épisode démocratique initié en 1998 [23] . D’ailleurs, beaucoup d’Indonésiens en sont bien conscients et l’ hashtag qui a fleuri sur les réseaux sociaux depuis que les premiers résultats du 14 février sont tombés est justement « RIP (Rest In Peace) Democracy ».
Cependant, même si le choix du président est déterminant pour l’avenir du pays, le résultat des élections législatives qui ont eu lieu le même jour peut toutefois permettre de mitiger la victoire de Prabowo. Ce ne sont pas moins de 18 partis politiques qui ont été autorisés sur la base des critères requis à briguer les suffrages populaires, mais les premiers comptages rapides réalisés montrent que seuls 8 d’entre eux auraient franchi cette fois-ci le seuil de 4% des voix leur permettant d’accéder au DPR et de s’en répartir les 580 sièges existants. Le PDI-P de Megawati semblerait devoir l’emporter de peu devant le Golkar et le Gerindra de Prabowo, suivis plus loin par les cinq autres partis représentés [24] . Le fait que le PDI-P , largement vaincu pour la présidence, reste malgré tout le premier parti du pays sur le plan législatif peut déboucher sur la décision de constituer le pôle central d’une véritable opposition à Prabowo, ce qui serait plutôt sain pour la démocratie [25] . Quoiqu’il en soit, le nombre de sièges cumulés par les partis membres de la coalition qui a soutenu Prabowo ne sera apparemment pas tout à fait suffisant pour obtenir une majorité au DPR . Il faudra donc élargir le cercle à d’autres formations et il y a fort à parier que plusieurs partis voleront comme d’habitude au secours de la victoire et que le nouveau président pourra, comme tous ses prédécesseurs, former autour du Gerindra et du Golkar une grande coalition unanimiste qui lui facilitera la tâche de gouverner le pays comme il l’entend, sans devoir faire face à une opposition trop forte au sein du Parlement. C’est d’ailleurs exactement ce qu’il a proposé dans le premier discours prononcé au lendemain du scrutin.
Que va faire de son côté Jokowi qui a besoin d’un grand parti politique pour soutenir la poursuite de son action d’entente avec le Gerindra , étant entendu qu’il ne peut plus envisager de succéder à Megawati (âgée de 77 ans) à la présidence du PDI-P après sa trahison. Il ne pourra pas non plus s’appuyer sur le petit PSI dont son fils cadet Kaeseng Pangarap a pris la présidence, deux jours après en être devenu membre (!), car il n’a pas obtenu un pourcentage de voix suffisant pour siéger au DPR . Cela dit, dans les changements d’écurie politique fréquents sur une scène partisane indonésienne où les programmes sont très flous et presque identiques, la présidence du Golkar pourrait lui offrir une solution. En effet, son gendre, Bobby Nasution, actuel maire de Medan, la grande ville capitale de Sumatra-Nord, laisse entendre qu’il pourrait aussi quitter les rangs du PDI-P sous l’étiquette duquel il a été élu pour rejoindre le Golkar afin de briguer le poste de gouverneur de la province !
Les élections générales qui viennent de se dérouler en Indonésie constituent donc en apparence un beau succès pour la démocratie de ce pays, mais l’accentuation de son virage vers une droite nationaliste et populiste qu’elles consacrent s’inscrit dans une tendance planétaire de régression démocratique qui a malheureusement toutes les chances de se renforcer en cette année 2024. Cette dernière est en effet cruciale pour l’avenir de la planète puisque plus de la moitié de la population mondiale va voter dans 76 pays [26] pour désigner son président dans une trentaine d’entre eux et renouveler le Parlement dans tous les autres [27] . La manière assez désastreuse dont les choses se sont déroulées dans les élections antérieures à celles de l’Indonésie qui ont eu lieu depuis le début de l’année au Bangladesh, au Salvador, en Azerbaïdjan, au Pakistan et au Sénégal (où elles ont été repoussées) ainsi que les perspectives qui se dessinent pour celles qui auront lieu plus tard, notamment en Inde, dans l’Union Européenne et aux États-Unis, sans parler de la Russie ou il n’y a aucun suspens, sont en tous cas très inquiétants [28] .
Notes
[1] Ce sont en effet près de 260 000 candidats qui se sont présentés pour un peu plus de 20 000 postes à pourvoir, chaque électeur devant déposer 5 bulletins de vote dans l’urne de l’un des 820 000 bureaux de vote ouverts pendant juste 6 heures dans les 416 départements ( kabupaten ) et les 98 grandes villes ( kotamadya ) des 38 provinces, où ont officié plus de 7 millions de scrutateurs ! Les premiers résultats de comptage rapide étaient déjà disponibles le soir même, mais il faudra des semaines pour que la Commission des élections générales ( KPU ) recompte et vérifie le milliard de bulletins déposés avant de proclamer les résultats définitifs le 20 mars. Les quelques milliers d’irrégularités et fraudes mineures qui ont été constatées le jour du vote seront examinées par l’Agence de supervision des élections ( Baweslu ).
[2] Dans les régions les plus isolées, il a fallu parfois acheminer les urnes par hélicoptère, à motocyclette, en pirogue, par triporteurs, sur des charrettes tractées par des bœufs ou tout simplement à pied !
[3] Cette dernière, établie en 1998, à la chute de la dictature militaire de l’Ordre Nouveau dirigé d’une main de fer pendant 32 ans par le général Suharto, qui avait renversé en 1965-66 et dans un bain de sang le régime du président Sukarno, au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1945 dont il avait été le principal artisan, a d’abord mis quelques années pour prendre racine dans des circonstances difficiles où le pays a frôlé l’implosion. Cela s’est fait sous la houlette de trois président-e-s successives, B.J. Habibie de 1998 à 1999, Abdurahman Wahid (alias Gus Dur), de 1999 à 2001, et Megawati Sukarnoputri, la fille du père de l’indépendance nationale, de 2001 à 2004. Puis la démocratie s’est renforcée jusqu’en 2010 avant de commencer à stagner lors du second mandat du précédent président Soesilo Bambang Yudhoyono (alias SBY), élu en 2004 et réélu en 2009. Elle a ensuite nettement régressé sous la houlette de l’actuel président Joko Widodo (alias Jokowi), élu en 2014 et réélu en 2019, que la constitution a empêché de se représenter pour un troisième mandat, malgré sa forte envie de le faire sur la base d’une popularité probablement unique dans le monde après dix années au pouvoir avec 80% d’opinion positive. Contrairement à tous ses prédécesseurs, ce dernier n’appartenait pas à l’oligarchie politico-militaro-financière ou religieuse qui avait dirigé le pays depuis son indépendance. Petit entrepreneur à succès dans le secteur du mobilier en teck de la ville de Solo, à Java-Central, il en avait été le très efficace maire de 2005 à 2012 avant d’être élu gouverneur de Jakarta de 2012 à 2014 et d’y consolider sa popularité.
[4] En règle générale assez marginaux et peu efficaces car les gens ont développé la pratique intelligente et madrée d’empocher l’argent et de voter quand même pour le candidat qui a leur préférence.
[5] Le ticket arrivé en tête ayant obtenu la majorité absolue et, comme cela est requis, au moins 20% des voix dans plus de la moitié des provinces, le second tour prévu pour le 26 juin n’aura par conséquent pas lieu.
[6] À noter dans ce foisonnement partisan un peu confus que l’islam politique était plus divisé que jamais puisqu’il y avait au moins un parti de cette obédience dans chacune des trois coalitions et qu’il ne semblait pas devoir, toutes tendances confondues, dépasser son étiage habituel de 30% des voix dans le plus grand pays musulman du monde où 85% des quelques 280 millions d’habitants adhèrent pourtant à l’islam.
[7] Cela dit, les porte-paroles des deux tickets perdants ont déjà annoncé qu’ils comptaient bien contester les résultats auprès de la Cour constitutionnelle pour fraude massive une fois qu’ils auront été officiellement annoncés par la KPU. Toutefois, vue l’ampleur de la victoire de Prabowo et les pratiques récentes de l’instance suprême en sa faveur, dont il sera question plus bas, il est peu probable qu’elle soit remise en question.
[8] Son père, Sumitro Djojojhadikusomo, économiste respecté qui avait été plusieurs fois ministre sous la présidence de Sukarno avant de participer aux révoltes de 1957-58 contre ce dernier, s’est en effet exilé à Singapour et Londres avec toute sa famille pour revenir à Jakarta en 1967 et y devenir l’initiateur de la stratégie de développement économique couronnée de succès lancée par le nouveau régime.
[9] En étant nommé par son beau-père à la tête du KOSTRAD , la réserve stratégique (et opérationnelle) de l’armée que ce dernier occupait en septembre 1965 lors du coup d’État qui lui a permis de s’emparer du pouvoir.
[10] Il est notamment soupçonné d’avoir supervisé plusieurs massacres de populations civiles ainsi que l’assassinat en 1978 de Nicolau Lobato, l’un des chefs du Fretilin, le mouvement de libération du Timor Oriental, crimes qu’il a également toujours nié avoir commis et pour lesquels il n’a jamais été poursuivi.
[11] Où un mouvement de libération nationale de faible intensité lutte pour l’indépendance depuis le referendum d’autodétermination largement manipulé de 1962 ayant permis à Jakarta de récupérer cette immense partie orientale de l’archipel des mains du colonisateur hollandais.
[12] Par Soesilo Bambang Yudhoyono dit SBY, un ancien général lui aussi, qui a été président de 2004 à 2014.
[13] Comme Donald Trump un an plus tard au Capitole de Washington auquel il a peut-être servi de modèle (?).
[14] Où son adjoint et successeur, Basuki Tjahaja Purnama (alias Ahok), un sino-indonésien de religion chrétienne, a fait l’objet d’une campagne perfide de la part des milieux islamistes radicaux, l’accusant de blasphème, et a finalement été battu par leur candidat, Anies Baswedan, soutenu en l’occurrence par Prabowo Subianto, puis condamné à deux ans d’emprisonnement. Pour plus de détails, voir Maurer, 2021, pp.321-326.
[15] Loi dite « omnibus » sur le travail, Loi sur le transfert de la capitale de Jakarta à Kalimantan-Est, Loi sur les libertés sexuelles, Nouveau Code Pénal, Loi sur l’élection des chefs de villages, Loi sur la création de trois nouvelles provinces en Papua.
[16] Il a été vu plus de dix millions de fois mais cela n’a pas changé substantiellement le résultat du vote.
[17] Comme il faut bien le dire de la plupart des pays d’Asie, du Pakistan à la Corée en passant par les Philippines qui doivent actuellement détenir le record du monde en la matière puisque l’actuel président Ferdinand Marcos Junior (dit Bongbong), élu en 2022, est le fils du dictateur éponyme de sinistre mémoire qui a dirigé le pays de 1965 à 1986, et que sa vice-présidente, Sarah Duterte, est la fille de son prédécesseur à la présidence, Rodrigo Duterte, qui a régné de 2016 à 2022 en se singularisant par son extrême violence.
[18] Au tout premier chef, le transfert de la capitale Jakarta à Kalimantan-Est (où elle prendra le nom de Nusantara, qui signifie « archipel ») mais aussi la sauvegarde de la Loi sur le travail ou la remontée des filières technologiques de l’industrie extractive comme le nickel ou d’autres produits par l’interdiction des exportations de minerai brut.
[19] À laquelle il doit certes son poste comme on le sait mais qui l’a aussi traité parfois avec condescendance.
[20] Notamment en assurant une croissance économique soutenue de 5% l’an, en maîtrisant l’inflation, en attirant un volume croissant d’investissements étrangers, en contenant la pauvreté, en gérant assez bien la pandémie de COVID et surtout en améliorant de manière spectaculaire les infrastructures routières et ferroviaires du pays.
[21] La génération Y est celle des gens nés de 1980 à 2000 et la génération Z celle de ceux nés de 2000 à 2020.
[22] Dans l’intervalle, outre le fait qu’il est vraiment novice en politique, il sera totalement dans l’ombre de Prabowo car, tout comme aux États-Unis, le vice-président n’a guère de pouvoir en Indonésie.
[23] Beaucoup de ceux qui ont alors lutté courageusement pour faire triompher la démocratie le soupçonnent par exemple d’être susceptible de soumettre au Parlement un projet de réforme de la constitution visant à revenir sur le principe du suffrage universel direct pour les élections locales, régionales et même présidentielles.
[24] Les premiers résultats donnés en pourcentage des voix et provenant de comptages rapides sont les suivants : PDI-P 16-17%, Golkar 15-16 %, Gerindra 13-14 %, PKB 10-11%, Nasdem 9-10%, PKS 9-10%, PD 6-7%, PAN 6-7%. Le PPP , qui semblerait n’avoir reçu que 3,6% des voix, ne siégerait donc plus au DPR et le PSI, présidé par le fils cadet de Jokowi, n’aurait reçu que 2,6% des voix et n’y ferait toujours pas son entrée.
[25] Comme cela avait d’ailleurs été le cas de 2004 à 2014 sous la présidence de SBY, qui lui aussi avait trahi la confiance de Megawati, pour laquelle cela constitue une triste habitude.
[26] Dont 8 des 10 plus grands du monde : Inde, Union Européenne, États-Unis, Indonésie, Pakistan, Bangladesh, Russie, Mexique.
[27] Voir l’article d’Allison Meakem, “Elections to Watch in 2024”, Foreign Policy , Winter 2024.
[28] Pour rédiger cet article, je me suis appuyé sur les papiers parus dans la presse indonésienne, principalement dans le Jakarta Post auquel je suis abonné, et sur ceux parus juste avant et après les élections dans Le Monde , Libération , Le Courrier International , The Guardian et le New York Times ainsi que sur l’article très pertinent et encore plus critique que le mien écrit par Joseph Rachman intitulé « Indonesia’s Election Winner Has a Dark Past and a Cute Image » portant comme sous-titre explicite « Prabowo Subianto’s record does not bode well for democracy » paru dans Foreign Policy le 15 février 2024.