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Faculty Voices
01 October 2015

Un art, un défi, une responsabilité

Par isabelle Milbert, professeur honoraire, anthropologie et sociologie du développement

 

 

Our professors share their thoughts and opinions on their own experience of teaching at the Institute.

"Enseigner à l’Institut a toujours été un immense plaisir, car nous nous trouvons face à une extraordinaire diversité d’étudiants, une palette de jeunes intellectuels motivés et attentifs. Des étudiants assez matures, qui souvent connaissent déjà le monde du travail, qui ont beaucoup lu et qui sont passés par un strict processus de sélection. Dans un tel contexte, un dialogue doit s’instaurer pour qu’eux-mêmes puissent développer leurs idées, aussi bien devant leurs pairs que dans un texte suffisamment long pour mêler théorie et pratique, revue de la littérature et réflexions personnelles. Le temps d’un cours est si bref; il est appréciable qu’il puisse être prolongé par les lectures et le travail personnel de chacun. Il est aussi important que je puisse faire part de mes commentaires à chaque étudiant, que ce soit après un exposé ou après un travail écrit: le dialogue est riche et l’apprentissage pédagogique très rapide.

J’enseigne à l’Institut depuis vingt-cinq ans, mais je suis incapable de donner le même cours deux fois, cela ne m’intéresse pas. Impossible donc de ne pas préparer, modifier, améliorer un cours jusqu’au dernier moment, telle une débutante ! Ou tel un pianiste, qui prend des risques lors de chaque récital… Et il reste quelques défis, qui ne se résoudront jamais que dans un fragile équilibre.

Premier défi : le bilinguisme. Ma frustration, il y a dix ans, était d’enseigner en français sur l’Asie du Sud à des étudiants qui n’en étaient pas originaires. Aujourd’hui, je rencontre plutôt le problème inverse : j’enseigne en anglais à des étudiants dont une proportion respectable vient d’Asie, mais dont peu ont un accès facile à la riche littérature scientifique francophone. Or, si un bon nombre d’étudiants refusent d’entrer en matière, d’autres ont une attente forte quant à un enseignement bilingue. Une solution serait de créer un examen obligatoire de français à la fin de la première année, mais cette idée n’a jamais été très populaire…

Deuxième défi : donner du temps, à l’intérieur du séminaire, pour la parole participative des étudiants, leurs exposés (indispensables à l’apprentissage d’une communication orale efficace), tout en devant réserver plus de la moitié du temps du séminaire pour le cours lui-même. Mon objectif est non seulement de transmettre un contenu et des méthodes, d’intégrer les étudiants dans un réseau de recherche sur un thème qu’ils connaissaient mal jusque-là, mais aussi de les aider à développer des formes de communication écrite et orale aussi efficaces que possible. Le défi est alors de laisser les plus timides s’exprimer, de donner confiance à ceux qui restent silencieux, tandis qu’au contraire d’autres étudiants ont une vue très classique d’un séminaire, du professeur qui parle du haut de la chaire et dont on absorbe la connaissance. Heureusement, les outils développés au cours des dernières années facilitent la parole de tous et améliorent la communication avec la communauté des chercheurs et entre étudiants. Le Moodle, par exemple, permet de placer des commentaires ou des articles sur l’espace commun du cours.

Troisième défi : transmettre les résultats de recherche. Les étudiants arrivent avec des bases si diverses et des projets si variés qu’il est indispensable de recréer un socle commun, au risque de lasser certains. Les produits scientifiques de la remarquable communauté de chercheurs travaillant sur les questions urbaines doivent bien sûr être transmis, mais ils doivent aussi être filtrés et sélectionnés en fonction des intérêts de chaque étudiant, et c’est la raison pour laquelle je reçois individuellement chacun d’entre eux. Par ailleurs, les thèmes développés dans mes propres recherches sur les disparités sociales dans la ville, les mouvements sociaux, la citoyenneté ou les diasporas en Asie du Sud donnent lieu à des écrits très spécialisés, dans l’espace (villes indiennes) et dans leur contenu. Il s’ensuit que mon enseignement est bien distinct de mes travaux: qui s’intéresserait à 28 heures de séminaires consacrés entièrement à l’habitat de pauvreté en Inde ? Ou à la conservation du patrimoine ? Ou à l’industrie du luxe en Asie ? Il faut donc trouver un équilibre entre les occasions de discuter mes propres résultats de recherche dans mon cours et l’obligation d’aborder les enjeux de façon plus large.

Je suis impressionnée par la responsabilité que nous portons en tant qu’enseignants, avec ce rôle intellectuel, et parfois personnel, dont nous mesurons si mal la portée. Il m’est arrivé de recevoir, après plusieurs années, des nouvelles d’un étudiant qui a suivi mon conseil de faire un doctorat et poursuit sa carrière académique au Canada, ou d’un autre qui m’envoie une citation d’un de mes cours que j’ai moi-même totalement oubliée ! J’apprends parfois que le choix d’un sujet de mémoire, ou la mise en relation avec tel ou tel collègue, a finalement débouché sur un recrutement. Au retour de quelques mois de congé sabbatique, je me réjouis de retrouver ces occasions nombreuses de construire ensemble avec collègues et étudiants."

Cet article a été publié dans Globe No. 16, Automne 2015.