Dans une interview avec une journaliste de journal l'Echo, Jean-François Bayart, politologue français, spécialiste de politique comparée et professeur à l’Institut de hautes études internationales et de développement de Genève (IHEID) décrit le vrai risque pour le président Erdogan de se faire débarquer par une révolution de palais. Il y a une autre hypothèse qu’on ne peut pas exclure : celle de l’assassinat pur et simple, à l’initiative de l’entourage le plus proche...
Un "Soros turc", un "agent de l’Occident", cherchant à renverser le pouvoir en Turquie. C’est en ces termes que le président Recep Tayyip Erdogan, le juge d’instruction et la presse pro-gouvernementale, qualifient Osman Kavala, homme d’affaires et mécène turc emprisonné le 1er novembre à la prison de haute sécurité de Silivri, à Istanbul.
L’incarcération de cet homme de dialogue a fait l’effet d’une bombe dans les milieux d’affaires et culturels en Turquie, et au-delà. La France et les Etats-Unis se sont dits préoccupés par sa situation. Une campagne de soutien au philanthrope a été lancée, relayée par le Réseau européen d’analyse des sociétés politiques, qui a adressé une lettre ouverte au président turc, demandant sa libération.
Jean-François Bayart, politologue français, spécialiste de politique comparée et professeur à l’Institut de hautes études internationales et de développement de Genève (IHEID) est l’auteur de cette lettre. Selon lui, l’arrestation grotesque de cet "homme de paix" pourrait se retourner contre son commanditaire.
Vous avez écrit une lettre ouverte au président Erdogan. Vous attendez-vous à une réponse?
L’arrestation et l’incarcération d’Osman Kavala ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Notre réseau est très inquiet par la répression qui frappe l’université turque, les médias, la magistrature et les organisations des droits de l’Homme.
L’arrestation d’Osman Kavala est tristement burlesque. Les chefs d’accusation qui sont portés contre lui (atteinte à l’intégrité de l’État, incitation à la révolte, NDLR) ne peuvent que susciter la stupeur, l’indignation, mais aussi le fou rire. Ceux-ci sont à peu près aussi crédibles que les actes d’accusation des procès de Moscou.
Suite à la publication de la lettre ouverte, j’ai été convié à un dîner officiel avec l’Ambassadeur de Turquie à Paris en l’honneur d’un des conseillers de la présidence de la République turque. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a un rapport entre les deux. Voici ce que j’ai répondu à l’Ambassade: "Il ne m’est évidemment pas possible de partager un dîner avec Monsieur l’ambassadeur ou avec un conseiller du président de la République alors que Monsieur Osman Kavala croupit en prison pour des charges que nulle personne sensée ne peut prendre au sérieux."
Qui est Osman kavala?
Osman Kavala est un homme d’affaires turc qui a consacré une bonne partie de sa fortune à des activités culturelles au service de la paix et de la réconciliation de la Turquie avec certains de ses voisins et avec certaines de ses composantes ethniques ou confessionnelles.
Osman Kavala s’est notamment illustré dans le dialogue avec les Arméniens. Son centre culturel Depo est devenu un endroit emblématique de la culture à Istanbul. Son restaurant Cezayir a accueilli de nombreuses rencontres de travail au cours desquelles Osman Kavala a déployé son énergie de conciliateur et de réconciliateur.
Il était aussi engagé dans le processus de paix entre l’État turc et les rebelles kurdes à partir de 2013?
Il s’est en effet engagé dans un dialogue avec des représentants de la société civile kurde pour épauler les négociations et le travail de réconciliation que le président Erdogan, à l’époque Premier ministre, avait lui-même engagé avec le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Ocalan. Il est assez curieux que l’on incarcère Osman Kavala parce qu’il a épaulé des négociations dont l’initiative a été prise par le Premier ministre en personne. Dans ces cas-là, ne faut-il pas incarcérer Erdogan lui-même qui a eu des contacts avec le PKK?
Son arrestation est-elle le symptôme de la purge qui se poursuit ou est-il le bouc émissaire des relations entre la Turquie et l’Occident?
C’est le symptôme, tout d’abord, d’une fuite en avant dans la répression. Plus aucune limite n’est respectée. On est vraiment dans une logique de procès de Moscou, c’est-à-dire qu’on peut frapper tout le monde sous n’importe quel prétexte.
En emprisonnant Osman Kavala, le président Erdogan brûle ses propres vaisseaux. Il le fait en partie pour des raisons de politique intérieure car la situation n’est pas aussi bonne qu’il le souhaiterait. D’une part, il a des problèmes au sein de son parti et d’autre part il a remporté son référendum pour l’élargissement de ses pouvoirs dans des conditions limites en avril. Les sondages ne lui promettent pas de bons résultats lors des prochains scrutins municipaux, législatifs et présidentiels qui se tiendront en 2019.
L’arrestation d’Osman Kavala est-elle aussi un moyen de faire pression sur les Etats-Unis en vue de l’extradition de l’imam Fethullah Gülen, accusé par la Turquie d’être le cerveau de la tentative coup d’état de juillet 2016?
Le lien est très direct. L’arrestation d’Osman Kavala fait figure de monnaie d’échange pour l’extradition de Fethullah Gülen. La Turquie demande l’extradition de Fethullah Gülen mais elle ne l’obtiendra vraisemblablement pas. Pourquoi? Car il est de notoriété quasiment publique que le prédicateur turc a travaillé pour les services secrets américains depuis au moins la chute du mur de Berlin.
Le développement des établissements scolaires secondaires et supérieurs du réseau Gülen dans les régions turcophones de l’ancienne Union soviétique au lendemain de la chute du mur a de toute évidence été encouragé voire financé par les agences américaines. Il est avéré que Fethullah Gülen a continué à bénéficier de ces financements de soft power américain. Gülen sait beaucoup de choses et de toute évidence les Etats-Unis ne peuvent pas le livrer à la Turquie.
Vous écrivez sur Mediapart qu’à long terme, les jours d’Erdogan sont sans doute comptés. Vous évoquez une possible révolution de palais en Turquie. Comment en est-on arrivé là, alors que par ailleurs le président Erdogan se dote des pleins pouvoirs?
Cette thèse est mon interprétation, avec la marge d’erreur que l’on doit reconnaître à l’analyste. Aucun haut responsable turc ne m’a appelé pour me dire qu’il préparait une révolution de palais (rire). Mais le risque est le suivant: au début, les purges peuvent permette de mobiliser les troupes. Mais plus on purge et plus on inquiète.
Aujourd’hui en Turquie, tout le monde a peur, y compris les gens qui n’ont rien à se reprocher, car ils sont à la merci d’une lettre de dénonciation. La Turquie aujourd’hui, c’est l’ancienne Union soviétique sans la Sibérie et sans les pelotons d’exécution. Vous avez un pays qui est emprunt à la peur, parce que n’importe qui peut se faire arrêter, sous les prétextes les plus loufoques. C’est ce que signale l’arrestation d’Osman Kavala.
Quel risque pour le président Erdogan?
Le risque que court Erdogan, c’est de s’isoler de plus en plus. Il s’est déjà aliéné la vieille garde de son parti l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, islamo-conservateur) et a coopté, notamment aux dernières législatives, des députés qui lui doivent tout, qui n’ont pas d’autre légitimité que d’être des affidés de la famille Erdogan. Maintenant, il s’attaque aux cadres de l’AKP et aux maires des grandes villes (Ankara, Istanbul, Bursa… NDLR), qu’il punit de ne pas avoir réussi à faire triompher le oui au référendum constitutionnel.
C’est une hypothèse, mais je pense qu’il y a un vrai risque pour le président Erdogan de se faire débarquer par une révolution de palais qui viendrait sinon de l’AKP qui est beaucoup trop contrôlée, mais peut-être d’une scission au sein même de l’AKP. Il y a une autre hypothèse qu’on ne peut pas exclure: celle de l’assassinat pur et simple, à l’initiative de l’entourage le plus proche qui considère que l’homme est devenu trop dangereux. Il a eu un cancer et a toujours été très sanguin. On peut tout à fait imaginer que son entourage provoque un coup d’état médical, un peu sur le mode du renversement du président Hali Bourguiba en 1987 en Tunisie (alors Premier ministre, Ben Ali a prétexté la sénilité de Bourguiba pour prendre le pouvoir, NDLR).
On a un pouvoir qui se personnalise de plus en plus, un chef d’État qui est entouré de gens qui lui sont dévoués et qui ont peur de lui. Je crois que le vrai risque pour l’AKP et pour Erdogan, c’est que tout ce petit monde se dévore lui-même. Ce sont des choses auxquelles on assiste dans des régimes dictatoriaux. Je l’ai vu en Afrique sub-saharienne. Il y a une espèce de "Ceausescuisation" du pouvoir d’Erdogan. On sait comment a fini Ceausescu. Sous l’apparence de force, le colosse Erdogan a les pieds d’argile.