Gérard Noiriel est un historien français. Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) à Paris où il occupe la chaire sur la socio-histoire des relations de pouvoir aux dix-neuvième et vingtième siècles, ses travaux se sont penchés sur l’immigration, le racisme, le pouvoir, l’état-nation et la nature de l’épistémologie et l’interdisciplinarité en histoire et en sociologie. Il est l’auteur, notamment, de État, nation et immigration – Vers une Histoire du Pouvoir (2001), Une Histoire Populaire de la France – De la Guerre des Cent Ans à Nos Jours (2018), et, récemment, Le Venin dans la Plume – Édouard Drumont, Eric Zemmour et la Part Sombre de la République (2019). À l’occasion de la conférence qu’il a donné le 18 novembre 2019 au Graduate Institute à l’invitation du Global Migration Center et du Département d’Histoire Internationale, il répond aux questions du professeur Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou.
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou (MMM): Je voudrais entrer en matière de suite sur la question de l’islamophobie en France. Pour beaucoup d’observateurs étrangers, et pas simplement au sein du monde arabe ou musulman, l’obsession que la France a développé au cours du quart de siècle écoulé – ou est-ce simplement maintenu, comme on le conclurait à la lecture des récents travaux de Jalila Sbai ou d’Olivier Le Cour Grandmaison? – à l’égard de l’islam et des musulmans est de plus en plus insolite. À la normalisation de la discrimination à l’égard des musulmans s’ajoute la banalisation d’un discours de haine qui, chaque année, et de moins en moins remis en cause" et de plus en plus « intellectualisé ». Certes, ceci se joue dans le contexte plus large d’un après-11 Septembre mondialement hostile à l’islam. Y-a-t-il une spécificité française en l’espèce ?
Gérard Noiriel (GN): La difficulté que rencontre le chercheur en sciences sociales travaillant sur ce genre de questions tient au fait qu’il est difficile de se tenir à distance des polémiques qui envahissent constamment l’actualité et qui ont des répercussions dans le champ des sciences sociales. Les mots comme « racisme », « antisémitisme », « islamophobie » ne sont pas neutres. Ce sont des enjeux de luttes entre des acteurs qui s’affrontent dans l’espace public. En tant que citoyen, on peut défendre telle ou telle cause, mais en tant que chercheur, si l’on veut comprendre et expliquer le monde dans lequel nous vivons, il faut être capable de prendre un peu de recul. En tant que socio-historien, je ne me retrouve pas dans une formule comme « l’obsession de la France ». Le danger d’une telle formulation est d’englober l’ensemble des citoyens français dans des polémiques qui ne concernent, en réalité, qu’une petite élite, que j’appelle les « professionnels de la parole publique ». Si l’on prend en compte l’ensemble des Français, on ne peut pas affirmer qu’il existerait une spécificité française en matière d’islamophobie. Dans un récent sondage, réalisé par un institut américain (le Pew Research Center), on constate que la France occupe le deuxième rang, juste derrière le Royaume Uni, en ce qui concerne les opinions favorables aux musulmans (78% au Royaume Uni, 72% en France). La Suède, pays réputé pour sa tolérance, ne vient qu'en 6ème position (68% d’opinions favorables aux musulmans). En bas du classement, on trouve la Slovaquie (16%) et la Hongrie (11%).
L’islamophobie est surtout véhiculée par une partie des élites (journalistes, experts, politiciens) qui défendent une conception réactionnaire de la laïcité pour légitimer les discriminations à l’égard des musulmans, dans un contexte international marqué par la hantise des attentats perpétrés par un petit nombre de criminels qui se réclament de l’Islam. Plutôt que de présenter les attentats du 11 septembre 2001 comme le point de départ de ce processus, je pense qu’il faut remonter à la révolution iranienne en 1979, marquée par la longue occupation de l’ambassade américaine à Téhéran. C’est cet événement historique qui a inauguré un nouvel âge de l’islamophobie. Je rappelle que, dès le mois d’octobre 1985, le Figaro-Magazine avait publié un numéro avec une Marianne voilée en couverture accompagnée de ce titre : « Serons-nous encore français dans trente ans ? ».
MMM: Je pense qu’il y a une posture française en la matière que l’on ne retrouve pas en une Grande-Bretagne qui fut tout autant coloniale, par exemple. Pour autant, au-delà de l’islam et de la période actuelle, quels seraient les linéaments fonctionnels de la persistance d’une telle disposition à l’égard de l’autre et de la délégitimation de l’altérité, dans une France qui proclame l’universalité de ses valeurs humanistes ? Dans votre dernier ouvrage, Le Venin dans la Plume, vous examinez l’aller-retour entre des périodes passées, ce qui se joue des années 1880 aux années 1930, et ce que l’on voit aujourd’hui – peut-être d’ailleurs depuis les années 1980. Peut-on parler de la permanence d’un tropisme raciste en France ?
GN: Là encore, le chercheur doit éviter de reprendre à son compte le vocabulaire des journalistes. Comme l’avait déjà souligné le sociologue Abdelmalek Sayad, la force des dominants tient au fait qu’ils obligent souvent les dominés à utiliser le même langage qu’eux pour pouvoir leur répondre. Opposer un discours identitaire minoritaire à un discours identitaire majoritaire, c’est se condamner à rester constamment minoritaire. L’une des dimensions essentielles de mon travail consiste à prendre en compte l’ensemble des facteurs identitaires qui définissent une personne (sa classe sociale, son genre, son origine, sa religion, etc..) pour voir comment ils s’articulent dans leur vie quotidienne et pour comprendre le rôle que jouent les porte-parole (c’est-à-dire ceux qui parlent au nom de leur nation, de leur communauté, de leur religion, etc..) dans la construction des stéréotypes qui isolent tel ou tel critère identitaire au détriment des autres.
J’appartiens à une génération qui a été fortement marquée par les écrits de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu. Voilà pourquoi l’objet central de mes recherches concerne les relations de pouvoir qui lient et qui opposent les individus entre eux. Parler au nom d’un groupe social ou d’une communauté, même lorsque le but est de les défendre, c’est entrer dans une relation de pouvoir car cela conduit très souvent à assigner une identité publique à des gens qui ne l’ont pas demandée.
Tout ceci pour dire que la démarche socio-historique que j’ai développée pour étudier des polémistes comme Édouard Drumont à la fin du dix-neuvième siècle, ou comme Eric Zemmour aujourd’hui, peut aussi s’appliquer pour analyser le rôle que jouent aujourd’hui dans notre vie publique les intellectuels qui parlent au nom des minorités. Évidemment, en tant que citoyen, je me sens beaucoup plus proche de ces derniers. Toutefois, en tant que chercheur, mon but n’est pas de dénoncer les uns et de réhabiliter les autres, mais de comprendre les enjeux et les rapports de domination dans toute leur complexité.
J’ai montré, dans mes travaux que le sens du mot « racisme » avait beaucoup évolué au cours du temps. Jusque dans les années 1960-1970, ce terme désignait avant tout une posture ou un discours explicitement politique (à l’instar du parti nazi qui se présentait comme un parti raciste). Puis, le sens du mot s’est élargi pour devenir un synonyme de « préjugés ». Si l’on accepte ce sens large, on peut dire que nous sommes tous plus ou moins « racistes » car nous avons tous des préjugés. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss a souligné que même chez les peuples d’Amazonie qui n’avaient jamais été en contact avec l’Occident, leur vision du monde était construite sur le clivage entre « eux » (les étrangers, présentés comme des êtres inférieurs) et « nous » (les autochtones, parés de toutes les qualités). Les historiens ont montré que l’on retrouve ce genre de clivages à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Comme vous le savez le racisme à l’égard des Noirs est très fort dans les pays du Maghreb aujourd’hui. Ayant moi-même vécu pendant deux ans en République Populaire du Congo dans les années 1970, j’ai pu constater la force du racisme anti-chinois dans ce pays. Plutôt que de se placer sur le plan moral, en opposant les racistes et les non-racistes, je pense qu'il faut appréhender le racisme comme un enjeu de pouvoir. La vraie question est de savoir qui détient le pouvoir d’imposer son « racisme » aux autres et comment cette forme d’exclusion est légitimée socialement et politiquement.
MMM: Si, au-delà de l’histoire coloniale et de cette rupture, l’on se porte sur le volet de l’histoire sociale de la France, que vous avez abordé dans vos travaux précédents sur l’évolution de l’immigration et le nationalisme, y-a-t-il des marqueurs particuliers en termes de nouvelles ruptures aujourd’hui qui caractériseraient la période contemporaine ? Je pense notamment à la question de la vérité et de la malléabilité des faits bordant ces haines contemporaines, et comment ceci permet d’asseoir de façon plus efficace, à terme plus létale, un récit froid, Orwellien de récit national « à prendre ou à laisser ».
GN: Je pense que les dominés ont intérêt à la vérité mais, comme je l’ai dit plus haut, pour produire des vérités scientifiques, il faut prendre une distance par rapport à l’actualité et même par rapport à ses propres engagements de citoyen. Des polémistes comme Drumont et Zemmour sont des contrebandiers de la science historique. Ils fabriquent des romans peuplés de personnages empruntés à la rubrique des faits divers (un criminel, une victime, un juge ou un policier), de façon à présenter la France comme une nation menacée de mort par un ennemi héréditaire (le juif pour Drumont, le musulman pour Zemmour). Mais ils veulent faire croire à leur public qu’ils disent la vérité. Voilà pourquoi ils veulent apparaître comme de véritables savants. Dans mon livre, j’analyse en détail leurs arguments pour montrer qu’ils pratiquent constamment une manipulation de l’histoire, afin d’alimenter leur discours de haine.
MMM: Certes, les extrémistes ont toujours cherché à contrôler l’histoire, à délimiter le récit, à définir les acteurs et ainsi à « produire » leur propre histoire. Mais nous semblons être passés à autre chose, une nouvelle sociogenèse en ce début de vingt-et-unième siècle avec l’exemplarité négative aux plus hauts niveaux des états, « l’infotainment » régnant, les polémistes-rois, la couardise d’une frange du monde universitaire se réfugiant dans sa technicité et ses métriques, et tout ceci éloigne encore et toujours plus l’éthique et l’histoire. Quel est le rôle de l’historien dans un tel contexte ?
GN: En tant que socio-historien, j’ai mis au point une démarche visant à éclairer le présent en le replaçant dans l’histoire dont il est issu. Je montre dans mon livre que le triomphe des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux a créé un nouvel âge dans l’histoire de l’espace public, en poussant à l’extrême un processus qui s’est mis en place à la fin du dix-neuvième siècle, quand est née la presse de masse. Les luttes de concurrence entre les grands journaux pour capter le lectorat populaire ont joué un rôle décisif dans la promotion des thèses antisémites d’Édouard Drumont. De même aujourd'hui, ce sont les luttes de concurrence qui opposent les patrons des grandes chaînes télévisées qui expliquent le succès de Zemmour. Ceci dit, je ne reprendrais pas à mon compte le terme de « couardise » pour qualifier le comportement de la majorité des universitaires. La quasi-totalité des historiens que je connais sont hostiles à Zemmour, mais beaucoup estiment qu'il ne faut pas lui répondre car c'est le meilleur moyen de le valoriser. Critiquer Zemmour, comme je le fais dans ce livre, ce n’est pas un acte qu’on peut qualifier de « courageux ». Nous ne sommes plus à une époque où ceux qui critiquaient le pouvoir risquaient leur carrière, voire leur vie. Ce que j’ai simplement reproché à mes collègues, c’est de ne pas avoir défendu publiquement l’honneur de notre profession d’enseignant-chercheur quand Zemmour nous a traînés dans la boue, car l’anti-intellectualisme a toujours été une composante essentielle des discours réactionnaires.
MMM: C’est une question que vous aviez abordé dans Dire la Vérité au Pouvoir – Les Intellectuels en Question (2010), et plus tôt dans un autre ouvrage, Les Fils Maudits de la République – L’Avenir des Intellectuels en France (2005). Mais, à nouveau, il existe une autre perspective, non pas militante mais éthique, qui souligne la responsabilité des intellectuels à l’égard des questions de société. La professionnalisation des historiens, au sens d’une certaine « expertise » contemporaine distillée, aboutit, on peut le penser, à les éloigner du « faire penser mémoriellement » et les mettre en compétition stérile avec le journaliste et le politique ? Dans Representations of the Intellectual (1996), Edward Said mettait en garde que la figure de l’intellectuel de manière générale l’historien a fortiori, est en danger de disparaitre dans une masse en tant que « simple » autre professionnel dans une tendance social comme celle qui domine actuellement.
GN: Dans mes écrits sur cette question, j’ai effectivement distingué trois grands profils d’intellectuels (en me limitant au monde universitaire) : « l’intellectuel de gouvernement » qui utilise son statut social pour cautionner le pouvoir en place (le meilleur exemple aujourd'hui en France est celui d’Alain Finkielkraut), « l’intellectuel révolutionnaire » devenu aujourd'hui « l’intellectuel critique », qui mobilise son savoir pour dénoncer les pouvoirs en place (l’exemple classique de Jean-Paul Sartre ou, aujourd’hui, d’Alain Badiou) ; et « l'intellectuel spécifique », qui se contente de transmettre aux citoyens des connaissances issues de ses recherches pour leur permettre de mener leur propres combats d'une façon plus efficace. C’est de cette troisième posture dont je me sens le plus proche. Je pense que la meilleure manière de défendre cette position intellectuelle, c'est d'assumer la perspective défendue par Max Weber. L’objectivité avec un grand « O » n’existe pas car toute recherche savante repose sur un point de vue particulier. Voilà pourquoi, on peut tout à fait se définir comme un « historien engagé ». Néanmoins, cela n’empêche pas qu’un chercheur digne de ce nom doit toujours respecter les principes fondamentaux qui définissent sa science. L’historien doit expliquer et comprendre le passé en se tenant à distance de la « manie du jugement », que dénonçait déjà Marc Bloch dans les années 1930, et qui est devenue envahissante sur les réseaux sociaux. C’est à ce niveau que se situe aujourd’hui le plus grand risque de faire disparaître la spécificité de l’historien dans la masse.