Trois dynamiques sont à l’œuvre au moins dans les explications du terrorisme contemporain. Il s’agit aujourd’hui de les analyser sérieusement, estime le professeur Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou de l’Institut de hautes études internationales et du développement.
Omniprésente dans le débat politique, la couverture médiatique et l’espace sociétal, la question du «terrorisme» souffre paradoxalement d’un important déficit analytique persistant qui affaiblit la capacité à comprendre et traiter la plénitude de ce type de violence.
La présence de cette thématique depuis la fin des années 1960, sa centralité durant les années 1970 (notamment en Europe et aux Etats-Unis), sa recrudescence durant les années 1980 et 1990 et sa brusque accélération depuis les attaques du 11 septembre 2001, aboutissant à sa domination des questions sécuritaires mondiales en ce début de vingt et unième siècle, n’ont pas, pour l’heure, suffi à outiller conceptuellement un champ analytique en manque d’élaboration scientifique apte à proprement accompagner l’étude de formes de projection d’une violence en mutation ouverte. Ce déficit est particulièrement problématique puisqu’il se joue dans le contexte d’un monde en rapide transformation marqué à la fois par des inégalités toujours croissantes et par la visibilité grandissante de celles-ci.
Un débat traversé d’incompréhension
Aujourd’hui, le retard est criant. Alors même que le mot est sur toutes les lèvres, rarement un débat n’a été autant traversé d’incompréhensions. Celles-ci ne sont, pourtant, que pour partie le résultat de la nature intrinsèque d’un objet d’analyse, on l’admettra, désarçonnant. Une pensée unique est trop facilement venue enserrer la question du terrorisme et la discussion de ce qu’il recèle, d’où il provient et ce qu’il traduit a été simplifié, et ce jusqu’au sein du monde académique qui a trop souvent, sur cette question, suivi l’instantanéité de l’actualité.
Un storytelling trop huilé
Les contradictions de ce storytelling trop huilé et en apparence désidéologisé abondent: la terminologie est imprécise (tel acte est qualifié de terrorisme, un autre similaire ne l’est pas), les motivations sont excessivement simplifiées (essentialisées autour de la religion, même lorsque celle-ci est, à l’examen, secondaire ou superficiellement théâtralisée) et le contexte amputé de ses soubassements historiques (lus dans une perspective confinée aux épisodes les plus récents). Arc-boutés de la sorte sur les questions de définition (otage d’une subjectivité qui préside en la matière), de religion (seul le terrorisme islamiste est visible) et de «nouvelle vague» (chaque nouvel épisode serait indicateur d’un «profil»), nous avons volontairement appauvri notre compréhension d’un des phénomènes sociopolitiques les plus importants de notre époque.
Le terrorisme ne peut pas se penser au singulier
A penser, de la sorte, le terrorisme au singulier, le reductio ad islamum et l’incessante nouveauté, de telles approches ont privé Etats et sociétés d’outils plus intelligents pour faire sens des nuances nécessaires, mais elles ont surtout assis un anhistoricisme fort problématique. Forme de violence politique qui n’a pas la légitimité que confère la guerre, le terrorisme est aujourd’hui avant tout un révélateur d’un «moment historique» des mutations de la contestation où trois dynamiques se rejoignent et se télescopent.
La première dynamique d’explication
La première, la plus mésestimée, est celle de la continuité de la question postcoloniale suivant laquelle, notamment au Moyen-Orient, des processus inaboutis de formation d’États depuis un siècle, une conflictualité pérenne depuis les vraies-fausses indépendances et un interventionnisme continu de Suez 1956 à Benghazi 2011, en passant par Bagdad 2003, se donnent la main synchroniquement pour maintenir les conditions selon lesquelles des frustrations accumulées et renouvelées trouvent trop facilement une expression dans cette violence insurrectionnelle. Les effets retours du déversement de cette histoire inachevée s’expriment aujourd’hui à la fois régionalement mais également transnationalement liant organiquement Mossoul et Washington, Raqqa et Paris. Par un retour de bâton, somme toute logique, le reliquat colonial s’est désormais invité au sein même des sociétés occidentales concernées par cet épisode, notamment la France et la Grande-Bretagne, mais également les Etats-Unis dans le cadre de leur projection impériale depuis l’après-Seconde Guerre mondiale. À cette insertion, s’ajoutent les inégalités et l’injustice vécues et perçues par les populations issues de la fracture coloniale.
La deuxième dynamique d’explication
Si cette question postcoloniale, inconvenante et inaudible, est demeurée interstitielle, bordée d’amnésies autoproduites, le basculement post-Al-Qaida opéré au début des années 2010 a révélé l’importance qui doit être attribuée à une seconde dimension, à savoir le postmodernisme qu’une entité telle que l’Etat islamique (EI) exprime désormais mondialement. De fait, c’est peut-être moins le projet d’étatisation de l’EI qui importera sur le long mais plus l’impulsion donnée à une contestation hybride, syncrétisme mi-identitaire, mi-socioéconomique qui s’exprime principalement au sein des métropoles du Nord, avec mimétiquement en arrière-fond des oripeaux religieux qui ne sont que cela, à l’image d’un Amedy Coulibaly qui accroche dans sa chambre un drapeau épouvantail de l’EI ou Omar Mateen qui déclare à l’opératrice du 911 à Orlando qu’il est «un soldat du Califat».
La troisième dynamique d’explication
Les circulations des contre-interrogations de cette violence émergente décuplent, enfin, l’acuité des conséquences de la réponse étatique. Le terrorisme ne se réduit pas à un face-à-face entre autorités et terroristes. Il s’est répandu dans les vies de tous et déborde sur d’autres thématiques, telle la question migratoire et celle des inégalités sociales et politiques. À la faveur d’actes de portée mondiale et de médiatisation extrême, les questions d’efficacité et de résultats ont, de façon stérilisante, pris le dessus fermant la porte au débat sur la sécurisation en cours qui génère une demande autoritariste rationalisée par la malléabilité de l’argument de «sales guerres».
Restituer le substrat postcolonial évanescent, insérer l’émergence du transnational postmoderne et interroger les effets sociétaux diffus du tout-sécuritaire sont parmi les projets qui peuvent concourir à ensemencer un répertoire de significations plus riche des trajectoires de désintégration et de désintermédiation du terrorisme contemporain.
©The Graduate Institute, Geneva. Cet article a été publié dans «Globe», la revue de l’Institut de hautes études internationales et du développement.
Le Temps, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, 30 novembre 2016