Le numéro 163 (automne 2015) de la revue Relations internationales, consacré à la position de la Suisse vis-à-vis du tiers-monde pendant la Guerre froide, présente un article de Luc Van Dongen sur les origines et l’histoire de l’Institut. Intitulé «Former des élites non communistes pour le tiers-monde: l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), les États-Unis et la Guerre froide», il nous rappelle comment, au moment de la conférence de Bandung réunissant pour la première fois les représentants de 29 pays africains et asiatiques, Jacques Freymond, tout nouveau directeur de l’IUHEI, décide de revitaliser l’institut en l’engageant notamment dans la formation des cadres des pays en voie de décolonisation. Le texte est livré ci-dessous en entier, dans une version allégée de ses notes.
Introduction
Au cours de la Guerre froide, les puissances occidentales furent presque toutes amenées, à un moment ou à un autre, à faire appel aux services que pouvait offrir la Suisse dans le tiers-monde, pour y promouvoir la cause du «monde libre», de la démocratie libérale ou de l’économie de marché. Gênées par leur passé colonial et leur implication dans le conflit Est-Ouest, ces puissances furent parfois tentées, en effet, d’utiliser les services que pouvait procurer un pays officiellement neutre et non entaché de colonialisme. Cette velléité se manifesta notamment chez les Américains. Côté suisse, la prise de conscience commença à se faire dès le début des années cinquante, dans le sillage de la décolonisation. Autour de 1960-1961, cette nouvelle sensibilité coïncida avec la mise en place d’une politique d’aide au développement plus conséquente.
Le professeur et directeur de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (IUHEI), Jacques Freymond, fut l’un des aiguillons décisifs de cette politique. Ce dernier se tourna vers le tiers-monde dès son intronisation, en 1955. Ce ne fut pas le seul terrain d’action de l’IUHEI, mais l’un des plus importants et des plus novateurs. Le credo de Freymond? Qu’il fallait impérativement contribuer à la formation des «cadres» dans les pays fragilisés par la pauvreté, les tensions sociales et les conflits induits par le processus d’indépendance. Une fois instruites, les élites entraîneraient leurs nations vers la paix et la modernité à l’occidentale, en les soustrayant par là même aux appétits de l’Union soviétique et à la tentation communiste.
Son histoire prédestinait en quelque sorte l’IUHEI à agir ainsi. Création hybride, l’Institut avait une identité plurielle et tiraillée entre plusieurs pôles, tant géographiquement parlant (Genève, la Suisse, le monde) qu’éthiquement (science versus politique), idéologiquement (neutralité et patriotisme versus atlantisme) et institutionnellement (autonomie versus dépendance). D’emblée, il s’était inscrit dans une dynamique transatlantique fortement liée aux États-Unis, dont Freymond mesurait bien l’ambiguïté lorsqu’il qualifiait l’établissement de «ni strictement européen, ni seulement américain».
Pour comprendre l’œuvre «tiers-mondiste» de l’institut, cet article va procéder par déconstruction: il rappellera en premier lieu ce qui, dans son pedigree, avait prédisposé l’Institut à se lancer dans cette voie. Puis il montrera comment, à partir de l’année 1955, en plein moment Bandung, la Guerre froide le poussa vers le Sud, revitalisant du même coup l’établissement, alors sur le déclin. Enfin il brossera à grands traits les formes prises par la bataille du tiers-monde que livra l’IUHEI.
Les prédispositions: l’Amérique, le goût de l’action et l’élitisme
Les origines de l’IUHEI sont déterminantes et pourtant elles ne sont pas faciles à établir. D’un ouvrage commémoratif interne, il ressort toutefois la part considérable prise par les milieux diplomatiques et philanthropiques américains dans sa genèse. La création de l’Institut procéda en effet d’une sorte d’«effet collatéral» de l’installation de la Société des Nations (SDN) à Genève. Peu après, l’idée se répandit qu’un centre pourrait y être fondé pour former in situ le personnel de la SDN, en bénéficiant des avantages que la ville de Genève pouvait offrir. Dès 1921 fut mis dans la confidence le diplomate et professeur William Rappard, qui pouvait assurer le lien à la fois avec les Affaires étrangères et l’université de Genève. Plusieurs projets s’échafaudèrent. L’un d’eux prévoyait de créer un centre spécialement destiné aux étudiants américains. En 1923 et 1924, des impulsions venant de la SDN précipitèrent les choses. L’Assemblée vota des résolutions incitant les pays membres à développer des enseignements sur la sécurité collective et la coopération internationale. Fin 1924, le directeur du Laura Spelman Rockefeller Memorial entra en contact avec William Rappard: il lui proposa de finaliser le projet en lui garantissant pour commencer un subside de 100'000 dollars. L’idée plut aux autorités genevoises. Initialement, le centre devait s’appeler «Institut Wilson», mais il vit finalement le jour en 1927 sous le nom d’Institut universitaire de hautes études internationales. Bien que la Fondation Rockefeller eût exigé que celui-ci accédât à l’autonomie financière à terme, l’IUHEI fonctionna pendant vingt ans grâce à l’argent de la Rockefeller presque exclusivement. Si l’on additionne les subsides du Laura Spelman Rockefeller Memorial et ceux de la Fondation Rockefeller, on parvient à un montant de 2'525'000 dollars dépensés par la fondation américaine de 1927 à 1947. Ainsi est-il possible de parler véritablement d’une origine américaine de l’Institut, même si le concours de Rappard et des autorités genevoises fut indispensable. Souvent minimisée, celle-ci induit par la suite un puissant tropisme culturel et des liens de dépendance difficiles à nier, quoique subtils.
Le second trait à mettre en relief est le mélange des genres. Cela ne concerne pas la pluridisciplinarité dont s’enorgueillissait l’Institut (histoire, droit et économie), mais l’interpénétration des sphères du savoir et du pouvoir. Dès le début, l’IUHEI tendit vers un modèle institutionnel mariant l’académique au politique et à l’économique. Là aussi le modèle portait la marque des États-Unis. La conception de l’Institut empruntait dans une certaine mesure au style des universités américaines. L’un de ses architectes n’était autre que Raymond Fosdick, le futur directeur de la Fondation Rockefeller. En s’appuyant sur l’exemple de l’Institute for Government Research (la future Brookings Institution) basé à Washington, Fosdick avait résolument défendu l’idée d’un centre capable de tirer parti de la SDN en agissant comme relais («liaison office») entre les agences officielles et les universités. Il était convaincu que la recherche scientifique et le travail politique se féconderaient mutuellement.
Dans cette optique, William Rappard était l’homme idéal: de nationalité suisse et américaine, car né à New York, il cumulait aussi une double compétence, scientifique et politique. Juriste, économiste, historien, il avait occupé des mandats prestigieux de part et d’autre de l’Atlantique: professeur assistant à Harvard, représentant officieux du Conseil fédéral à la Conférence de la Paix à Paris en 1919, professeur à l’université de Genève, directeur de section à la SDN. Très américain dans ses manières et son apparence, il bénéficiait d’un riche réseau personnel; il s’était même lié d’amitié avec le président américain Woodrow Wilson. C’est dire s’il personnifiait l’alchimie que recherchait l’Institut.
Grand seigneur, Rappard incarnait également dans sa personne la troisième caractéristique de l’Institut: son élitisme. En effet, l’IUHEI n’aspirait nullement à devenir une université de masse. Il visait un enseignement de haut niveau pour un petit nombre d’étudiants, de préférence avancés, qui seraient amenés à occuper des postes de responsabilités dans les organisations internationales, la diplomatie, les administrations publiques, l’industrie. Non pas une usine mais un laboratoire, une «école pour hommes d’État», comme aimait à dire Rappard. Aussi la première promotion ne compta-t-elle qu’une cinquantaine d’étudiants. Durant l’entre-deux-guerres, les effectifs étudiants ne dépassèrent jamais quelques dizaines d’individus, et parmi eux une forte proportion d’Américains. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, avec 31 étudiants, les Américains représentaient même le plus gros contingent.
1955: l’année charnière
Pendant la guerre, l’Institut faillit être transféré à Harvard mais Rappard s’y opposa. Après avoir accueilli un certain nombre de professeurs et d’étudiants fuyant les régimes fascistes dans les années trente et quarante, l’établissement sortit certes indemne du conflit mais de plus en plus déconsidéré aux yeux de la Fondation Rockefeller. La déception perçait dans les rapports des officers et des consultants américains. On reprochait à l’institut de n’avoir pas rempli les attentes, de ne plus attirer les meilleurs étudiants, de privilégier l’enseignement au détriment de la recherche, d’être quelque peu dépassé du point de vue épistémologique et d’avoir à sa tête un directeur réfractaire au changement. Le 21 novembre 1944, Joseph H. Willits fit savoir à Rappard que, les conditions ayant changé, la Fondation allait prochainement se retirer. Le conseiller fédéral Philipp Etter, qui faisait partie du conseil exécutif de l’IUHEI, eut beau expliquer que l’institut aurait un rôle à jouer dans la reconstruction de l’Europe, et Rappard plaider la cause de l’Institut, Rockefeller décida de cesser de soutenir l’institut comme par le passé. La Fondation était encore disposée à accorder des subsides ponctuels, mais plus à fournir la quasi-totalité de son budget.
Il fallut donc trouver d’autres sources de financement. Le vide fut comblé dès 1949 par un soutien accru de l’État de Genève, ainsi que par celui de la Confédération à partir de 1951. Pourtant, les Américains revinrent vite: d’abord la Fondation Rockefeller, qui témoigna d’un regain d’intérêt envers l’IUHEI à partir de 1955, puis la Fondation Ford qui décida en 1957 de s’y investir à hauteur de 350'000 dollars pour une période de cinq ans – et qui renouvela régulièrement sa contribution. Ce retour en grâce de l’Institut auprès des philanthropes américains eut pour causes précisément l’arrivée de Freymond et l’irruption de la question du tiers-monde.
Lorsqu’il fut nommé directeur de l’institut, Jacques Freymond (1911-1998) était professeur d’histoire de l’université de Lausanne tout en enseignant depuis quatre ans l’histoire des relations internationales à l’IUHEI. Outre sa réputation d’expert sur les questions diplomatiques, il s’était aussi fait connaître pour son anticommunisme. Si l’anticommunisme de Rappard procédait surtout de motifs géopolitiques, celui de Freymond était plutôt d’ordre idéologique. Avant sa nomination, il ne rechignait pas à descendre dans l’arène et à participer à des assemblées militantes, mais une fois en fonction, il laissa à d’autres ce genre d’initiatives.
En parallèle, le professeur lausannois s’était déjà passablement engagé sur la voie de l’atlantisme et de l’«américanisation». Ses idées se reflétaient dans ses actes et sa sociabilité. Dès le début des années cinquante, il donnait régulièrement des conférences au Collège de défense de l’OTAN à Paris. Et à partir de 1950, il avait effectué divers séjours aux États-Unis grâce à des bourses de la Fondation Rockefeller, qu’il avait briguées en arguant de son désir de se familiariser davantage avec les façons de faire et les modes de pensée américains. Quelques semaines à peine avant d’embrasser ses nouvelles fonctions, Freymond avait encore effectué un séjour de deux mois aux États-Unis aux frais de la Fondation Rockefeller. Début novembre, il reçut la visite d’un officer de la fondation, Kenneth W. Thompson, à qui il fit une excellente impression, si bien que ce dernier le recommanda chaleureusement à la centrale new yorkaise, en le présentant comme un leader «fort et dynamique».
Dès son premier conseil exécutif en tant que directeur, Freymond annonça la petite révolution qu’il avait en tête: sortir l’institut de son ornière occidentalo-centrée en l’ouvrant à l’Est (aspect non traité ici) et au Sud. L’Europe de l’Est et la décolonisation devaient devenir des champs d’étude prioritaires. «Dans le cadre de la mission de la Suisse, l’Institut formerait des hommes qui aideraient à développer les pays restés en arrière.» L’aggiornamento toucherait également les méthodes, qui devraient s’inspirer davantage du modèle américain. Cela passait par une plus grande ouverture à la politologie et aux sciences sociales américaines.
À cette époque, les officiels helvétiques étaient partagés quant à la situation du tiers-monde entre la peur du chaos et du communisme d’une part, et l’espoir de voir les transformations en cours apporter la paix, la stabilité et de nouvelles opportunités économiques de l’autre. Enclins à voir dans les combats nationalistes et les aspirations au changement social un signe de l’expansion du bloc soviétique, les dirigeants suisses élaborèrent une politique d’aide au développement en forme de contribution à l’effort collectif contre le risque de soviétisation du tiers-monde et, en même temps, d’investissement en vue de relations commerciales futures. Sans nier chez eux tout élan humanitaire et tout idéal de solidarité, on notera que leur sincérité paraissait singulièrement amoindrie par le fait qu’ils étaient partie prenante d’une politique étrangère qui avait fait du principe «neutralité et solidarité» un levier pour combattre l’isolement dont souffrait encore le pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En fait, pour le dire un peu abruptement, la Suisse se sentait surtout solidaire des intérêts du «monde libre» et de l’Occident. Or ces intérêts semblaient dépendre du type de développement qu’adopteraient les pays «arriérés».
Max Petitpierre, le chef du Département politique fédéral (DPF), aujourd’hui Département fédéral des Affaires étrangères, exprima à maintes reprises ce point de vue tout en valorisant la part que la Suisse pouvait prendre dans cette configuration. Pour sa part, Freymond avait publiquement lancé l’idée d’une fondation nationale de solidarité en faveur des pays sous-développés et faisait constamment pression sur Petitpierre. Avec des mots qui auraient pu être ceux de Freymond, ce dernier déclara le 21 mai 1957 que «l’aide aux pays sous-développés [devait] remplacer le lien colonial» et que «la Suisse [était] bien placée pour participer à cette action. Elle n’a jamais été une puissance coloniale. Elle ne peut ainsi pas être suspectée d’impérialisme ou d’avoir des arrière-pensées politiques.» D’après lui, il en allait ni plus ni moins du sort du monde occidental. Il crut même devoir faire la leçon à l’ambassadeur américain au début de 1958.
Après la phase passablement artisanale de l’«assistance technique», où l’on avait fourni aux pays pauvres du Sud une aide essentiellement matérielle (moyens techniques, experts, capitaux, etc.), venait maintenant le temps de l’«aide au développement», centrée prioritairement sur le transfert des savoir-faire et la formation. C’était un domaine où la Suisse pouvait être efficace, pensait-on. Témoigne de ce tournant, l’exposé fait par Beat von Fischer à la conférence annuelle des diplomates suisses en septembre 1959, où l’Ambassadeur préconisait de se concentrer sur l’éducation et l’hygiène là où les enjeux étaient les plus aigus, c’est-à-dire en Afrique. L’accent sur les cadres et les institutions reposait sur la conviction que l’aide d’un petit État neutre et démocratique comme la Suisse rencontrerait un accueil positif à l’étranger. Cet État avait tout intérêt à porter ses efforts sur les petits pays, afin de gagner en efficacité et en visibilité. Il convenait cependant d’agir avec tact, sans froisser les anciennes puissances coloniales. Telle fut la mission assignée au nouveau Service de la coopération technique que la Confédération créa en 1960 et qu’elle dota en 1961 d’un crédit de 60 millions de francs pour trois ans (dont un million revint à l’IUHEI). De fait, plusieurs sortes d’aide cohabitèrent, tant au niveau privé que public. Celle que pratiqua l’IUHEI, privée mais solidaire des politiques d’État, s’inscrivit dans la veine «éducative» prônée par Beat von Fischer et Max Petitpierre. Il est intéressant de noter que plusieurs projets appartenant à cette catégorie – soutien à l’École nationale de droit et d’administration du Congo, envoi du financier Victor H. Umbricht également au Congo, accueil en Suisse d’étudiants angolais, etc. – mirent en œuvre une combinaison internationale à forte présence américaine. L’action de l’IUHEI procéda d’une telle logique.
Lorsque Freymond soumit à la Fondation Rockefeller une demande de subsides, il obtint aussitôt 30'000 dollars. La Fondation justifia sa décision le 24 février 1956 par le rôle que l’Institut s’apprêtait à jouer dans la formation des jeunes chercheurs des pays sous-développés. De plus, Freymond avait réaffirmé la vocation de l’IUHEI à constituer ce «corps étudiant réellement international» auquel la Fondation tenait tant. La Fondation Ford aussi fut sensible aux projets de l’IUHEI. Pour preuve, ce rapport enthousiaste du 6 avril 1956 du consultant de Ford chargé d’évaluer le potentiel de l’institut genevois: la Genève internationale n’était pas morte, relevait-il, et elle allait faire ses preuves; puis il mettait en exergue l’atout de la neutralité à l’heure de Bandung: par sa position, Genève pouvait attirer des étudiants qui amalgamaient à tort les États-Unis avec les pouvoirs coloniaux. «Dès lors, notait-il encore, la Suisse est un lieu idéal pour exposer de tels individus aux idées, méthodes et savoirs occidentaux en matière d’affaires internationales.» L’auteur du rapport était le professeur Arnold O. Wolfers, un Suisse naturalisé américain qui avait enseigné à Yale. Peu auparavant, lors de la fameuse séance inaugurale de Freymond, le même professeur Wolfers avait été proposé pour entrer au conseil exécutif. C’est que, fort de ses contacts avec l’ancien Office of Strategic Services (OSS), l’OTAN et le Department of State, l’Américain jouissait de nombreux atouts. Shepard Stone, le puissant directeur de la Fondation Ford, se laissa convaincre et fonda même de grands espoirs sur Freymond. «Je pense, observait-il en juillet 1956, que Jacques Freymond est un homme qui a de l’avenir. Il est déterminé, ouvert d’esprit, vigoureux. Son institut, pas très impressionnant pour le moment, a des potentialités. Je pense que nous pouvons aussi développer quelque chose de grande importance.» S’ensuivit, le 12 décembre 1957, un premier versement qui atteignit la coquette somme de 350'000 dollars. Se prévalant des recommandations de Louis J. Halle (un ancien membre du Policy Planning Staff du Department of State qui venait d’être nommé professeur à l’IUHEI), ainsi que des professeurs Philip E. Mosely et Arnold Wolfers, côtoyant tous deux de près les appareils de la sécurité nationale américains, la Fondation justifia sa décision ainsi: «Bien que situé dans une Genève neutre, l’IUHEI est un centre de pensée pro-occidental.» De 1958 à 1974, Ford déboursa plus d’un million de dollars pour l’IUHEI, contre environ 500'000 dollars du côté de la Fondation Rockefeller. On relève que durant l’année 1958, les ressources provenant des fondations couvrirent plus de la moitié des dépenses de l’Institut, soit 342'000 francs sur 698’000. Cette situation perdura encore quelques années, puis la balance bascula du côté des sources de financement helvétiques. L’on restreignit également la part américaine du financement des professeurs, jugeant qu’il était malvenu de faire dépendre la formation des diplomates suisses de bailleurs de fonds américains…
Comme les fondations et la Confédération, les autorités américaines perçurent les avantages de l’IUHEI. Fin 1961, l’ambassadeur des États-Unis à Berne se livra par exemple à un vibrant plaidoyer en faveur d’une utilisation intelligente des potentialités de la Suisse, alors que nombre de ses compatriotes considéraient toujours la neutralité comme lâche et immorale: «Les capacités et réserves de bonne volonté de la Suisse dans de nombreux pays neutralistes ou sous-développés devraient être utilisées au profit de l’intérêt général de l’Ouest. De nombreux officiels suisses sont prêts à coopérer avec nous informellement pour une telle utilisation.» L’ambassadeur faisait ici référence à une conversation qu’il avait eue au mois de mai avec Max Petitpierre et Friedrich Traugott Wahlen. Lors de cet entretien, les deux conseillers fédéraux lui avaient fait part de la ferme intention de la Suisse de s’associer à la reprise en main par l’Occident de ses destinées, notamment face aux visées soviétiques dans le tiers-monde (Égypte, Guinée, Afrique française).
En conséquence, avec une Suisse offrante, des Américains encourageants et un tiers-monde intéressé, l’IUHEI pouvait entamer la bataille du Sud.
La bataille multiforme du tiers-monde
Parler d’une bataille à propos du tiers-monde – comme des autres champs d’activité de l’IUHEI – n’est pas un vain mot. Freymond n’était pas seulement un habile administrateur, il était également, du moins à la fin des années cinquante, un «guerrier froid» acquis à l’idéologie naissante de la guerre psychologique, expression à laquelle il préférait sans doute celle de «guerre politique» qu’il employa dans un cours au Collège de l’Europe libre de Strasbourg en 1956. Mais le personnage, qui allait au fil du temps se créer une assise sociale impressionnante (réseaux intellectuels internationaux, presse, Département politique fédéral, armée, Pro Helvetia, Comité international de la Croix-Rouge, Nestlé, Centre européen de la culture), était complexe. De la Seconde Guerre mondiale, il avait conservé un certain «esprit de résistance militaire», selon l’historien Jean-Claude Favez. Il affichait également un «civisme moralisateur» ainsi qu’une forme de «contestation élitiste et autoritaire de la démocratie libérale». Résolument de droite mais prêt à coopérer avec des érudits de gauche, libéral-sécuritaire mais pas néolibéral, antisoviétique mais ouvert au dialogue Est-Ouest, conservateur mais à l’écoute des idées nouvelles, patriote mais internationaliste (à la fois européaniste et atlantiste), Freymond conçut une opération multiforme à destination du tiers-monde. Celle-ci perpétua à sa façon le triple héritage de la maison (tropisme américain, science politisée, élitisme). Bien que dévoré d’ambition et autoritaire, Freymond fascinait ceux qui le fréquentaient.
Quant à ses motivations par rapport au tiers-monde, elles furent intimement mêlées à sa perception du danger communiste. «L’évolution de la situation internationale au cours de ces dernières années, et très particulièrement depuis la Conférence de Bandoeng, paraît dominée non seulement par la poussée du nationalisme asiatique et nord-africain, mais encore par le rapprochement qui s’est effectué de cette poussée nationaliste avec celle du communisme et de l’Union soviétique.»
«L’URSS est partout et pourtant elle n’apparaît nulle part»: ainsi lui apparaissait l’offensive soviétique. Une offensive basée sur des moyens autres que militaires (diplomatie, politique, économie, organisations de front) et à laquelle l’Occident devait riposter par une contre-offensive analogue. Le Suisse Freymond en appelait donc à la lutte et parlait au nom de l’Occident. Il tint exactement les mêmes propos l’année suivante dans le cadre d’une publication du Collège d’Europe de Bruges sur la communauté atlantique. Cette publication constituait les actes d’une conférence qui déboucha en 1961 sur la création de l’Institut atlantique, dont Freymond devint membre du conseil de recherche. Traitant du nouveau «défi soviétique» après la mort de Staline, il y développait à nouveau le thème de la volonté de domination mondiale de l’URSS, de l’instrumentalisation de l’anticolonialisme par les communistes, de la «pusillanimité» et de la «paresse intellectuelle» des dirigeants occidentaux et de la «manœuvre d’encerclement» entreprise par Moscou. Mais il insistait beaucoup sur la dimension intellectuelle du combat à mener, l’apport que la science était en mesure de fournir, et la nécessité de défendre les valeurs positives de l’Occident. «Un redressement occidental implique tout d’abord une réaffirmation des principes et des valeurs sur lesquels repose la société pluraliste», martelait-il.
Deux ans plus tard, Freymond eut l’occasion de revenir sur ces questions en marge d’un colloque organisé par le Centre d’étude des relations internationales à Paris. Sur un mode plus analytique, il tenta de démontrer que l’expansionnisme communiste était inscrit dans les gènes du projet marxiste-léniniste. Il se pencha également sur l’influence américaine, décrivant le dilemme des États-Unis: soutenir l’émancipation des colonies au risque de s’aliéner la sympathie des métropoles européennes et de les affaiblir dans leur combat contre le communisme, ou bien soutenir les intérêts coloniaux de la France et de la Grande-Bretagne au risque de jeter les élites asiatiques et africaines dans les bras de Moscou. À sa satisfaction, il remarquait que le soutien à la cause indépendantiste prenait lentement le dessus outre-Atlantique et semblait porter ses fruits. Les États-Unis avaient déjà abondamment contribué à la formation des idéologies indépendantistes. Aussi l’aide massive apportée par les Américains représentait-elle «une contribution capitale pour l’Occident, à la lutte contre la menace de la famine et pour le développement économique»; elle avait maintenu «ouverte la bataille politique».
Dans tous ces discours ressortait toujours le souci de la formation, non sans mimétisme d’ailleurs avec les initiatives soviétiques. «Les générations qui, en Asie et en Afrique, arrivent maintenant au pouvoir, ont été imprégnées de marxisme, que ce soit au cours de leur séjour dans les universités européennes, que ce soit dans leur propre pays», observait-il. Séparées de l’Occident par leur formation marxiste, les élites devaient maintenant être reconquises par un travail d’imprégnation inverse. Science et idéologie étaient deux composantes indissociables du concept de formation de Freymond. La Fondation Ford ne s’y trompa pas qui définit l’IUHEI comme un «point de rencontre idéologique sur une base scientifique».
L’IUHEI traduisit ses desseins en actes. Ceux-ci prirent des formes multiples: bourses pour étudiants africains, asiatiques, arabes et sud-américains; enseignements en relations internationales pour ces mêmes étudiants; cours sur le tiers-monde pour sensibiliser également les étudiants suisses, européens et américains à cette problématique; formation régulière pour les futurs diplomates suisses sur mandat du DPF; formations spécifiques pour diplomates et fonctionnaires des pays en voie de développement en lien avec la Dotation Carnegie pour la paix; collaboration à des stages diplomatiques de l’ONU; séminaires et projets divers. À cela s’ajoutèrent des créations d’instituts rattachés peu ou prou à l’IUHEI: d’abord l’Institut africain de Genève (futur IUED), puis les quatre «instituts frères» basés à l’étranger, soit à St. Augustine (Trinidad et Tobago), Yaoundé, Nairobi et Malte. De surcroît, Freymond participa personnellement à la Fondation suisse pour l’aide au développement technique (de caractère économique) et il fut membre, de 1958 à 1972, de la Commission de coordination pour l’assistance technique, qui dépendait de la Confédération.
Chronologiquement, les premières initiatives concernèrent les bourses et furent le fruit d’une coopération avec la Fondation Rockefeller. En octobre 1958, Freymond régla les modalités de cette action à Rome avec Kenneth W. Thompson. Il convainquit ce dernier de l’intérêt de «frotter» des Africains et des Asiatiques non seulement à des Européens de l’Ouest, mais aussi à des Américains et des Européens de l’Est. On retrouve l’idée, déjà rencontrée, de se servir de Genève pour exposer des étrangers aux modes de pensée occidentaux. Freymond confia à Thompson sa volonté d’aider à la sortie du colonialisme et à la normalisation des rapports entre l’Occident d’une part, et les continents africain et asiatique d’autre part. D’où son intention d’attirer chaque année à l’Institut vingt boursiers et de nommer un responsable pour cette filière. Pourvu de 250'000 dollars pour cinq ans, le programme fut confié à Gilbert Étienne.
L’autre grand’œuvre fut l’Institut africain, appelé d’abord Centre genevois pour la formation de cadres africains (CGFCA), puis Institut d’études du développement (IED) et enfin Institut universitaire d’études du développement (IUED). Fondé en 1961 par l’État de Genève, il put compter sur l’appui déterminant de la Fondation Ford, qui accepta de lui verser 25'000 dollars le 20 septembre 1961. Mais le CGFCA, dirigé en premier lieu par le pasteur et missionnaire Henri-Philippe Junod, et présidé par Jacques Courvoisier, n’aurait pu voir le jour sans le concours de Jacques Freymond, qui plaça à sa tête l’ancien pasteur Pierre Bungener (1962-1975). Après avoir hésité entre plusieurs missions, l’Institut africain devint un foyer actif de réflexion et d’engagement tiers-mondiste d’obédience chrétienne, humaniste et progressiste. Il suscita de l’intérêt chez Michael Josselson, l’homme de la CIA au sein du Congrès pour la liberté de la culture, qui le soutint par de petits subsides et des dons de livres via la Fondation Farfield. Josselson fut aussi consulté par Freymond lorsqu’il fut question de transformer l’Institut africain en Institut d’études du développement (IED). L’institut fut donc jugé utile par les Américains, mais il ne leur fut pas pour autant inféodé, pas plus qu’il ne fut le jouet docile de l’IUHEI. Freymond en tira néanmoins de nombreux bénéfices. Habile, il avait su s’inspirer du précédent soviétique de l’université Lumumba, créée par Moscou en 1960.
Freymond sut aussi séduire la Carnegie Endowment for Peace, puisque la Dotation le chargea en 1960 d’assurer la formation de «jeunes diplomates de pays neufs» auxquels elle accordait une bourse. En février 1967, ils étaient déjà quatre-vingt-dix à avoir bénéficié de ce programme. Au total, en y incluant ceux de l’ONU, l’institut avait formé à cette date deux cents diplomates et fonctionnaires du tiers-monde. Après quarante ans d’activité, leur nombre s’élevait à huit cents.
Pour ce qui est de l’action extra muros à travers les instituts frères, l’impulsion vint de la république de Trinidad et Tobago. En effet, lors de sa visite officielle en Suisse en 1962, le Premier ministre de Trinidad, Eric Williams, demanda le soutien de la Confédération. Son pays se trouvait en fâcheuse posture avec, au nord-ouest, Cuba, «dirigé par le communisme», et au sud-est la Guyane, «infiltrée par le communisme», affirmait-il, et il pria la Suisse de lui détacher un fonctionnaire de la Police politique spécialisé dans la surveillance des ambassades. Le Conseil fédéral déclina l’offre. Mais, quand le même Eric Williams revint en Suisse deux ans plus tard, le Conseil fédéral accepta sa proposition de créer à St. Augustine un institut de relations internationales voué à la formation des cadres de toute la région caribéenne. Berne débloqua un crédit de 770'000 francs à cet effet et l’Institute of International Relations de l’University of the West Indies ouvrit ses portes le 1er février 1967. L’IUHEI reçut pour mandat d’en gérer le volet scientifique (contenu des enseignements, nomination des professeurs, sélection des étudiants). Durant les trois premières années, 56 étudiants – issus pour la plupart des ministères des pays de la zone des Caraïbes – obtinrent un diplôme de l’IIR. Peu à peu, cet institut s’élargit à l’ensemble de l’Amérique latine, comme le fera d’ailleurs aussi l’Institut de Freymond dès le milieu des années soixante. Trinidad eut des clones au Cameroun, au Kenya et à Malte.
Conclusion
Pendant les années 1950 et 1960, l’IUHEI – l’œil constamment rivé sur l’Union soviétique – fit preuve d’un intense engagement dans le tiers-monde, principalement dans les pays nouvellement indépendants d’Asie et d’Afrique. Cette action s’inscrivit à la confluence d’une double stratégie suisse et américaine qui fit de la neutralité helvétique une arme d’appoint de l’Occident. Freymond excella à vanter les services que la Suisse pouvait rendre au «monde libre» en attirant des ressortissants qui hésitaient à se rendre aux États-Unis par crainte d’y être endoctrinés. L’objectif de l’Institut s’accorda parfaitement avec ceux des fondations Rockefeller et Ford, elles-mêmes associées à la bataille pour les cœurs et les esprits que livrait la diplomatie américaine, et à la diffusion de l’américanité» dans le monde. Si la tactique de Freymond s’avéra payante pour l’Institut qui lui dut ni plus ni moins sa renaissance, on ne peut accuser son concepteur de pur opportunisme. Pénétré de civisme, Freymond entendait se donner les moyens de fabriquer des responsables en des temps qu’il jugeait particulièrement menaçants.
Il est évidemment difficile d’évaluer l’impact sur le tiers-monde de toutes les actions qu’il a menées. En revanche, il est permis de relever le rôle considérable que joua l’IUHEI dans le rattachement informel de la Suisse à la communauté atlantique et européenne. Pendant la Guerre froide, cet Institut a donc été une interface originale entre l’Occident et le Sud.
Article reproduit avec l’aimable autorisation des Presses Universitaires de France.
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