La racialisation de la solidarité
Au cours des dernières semaines, on a beaucoup parlé de l’accueil privilégié des réfugiés fuyant la guerre en Ukraine en comparaison aux déplacés venant de divers horizons, notamment du Moyen Orient ou d’Afrique subsaharienne. La solidarité serait racialisée tout comme le corps du réfugié, au moment même où resurgit la russophobie enfouie jusqu’alors dans la mémoire de la Guerre froide. Rien en effet dans la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 et son Protocole de 1967, deux textes de droit international que la Suisse a ratifiés, ne justifie une telle différence de traitement entre personnes fuyant le conflit ukrainien d’un côté, et personnes fuyant les conflits qui secouent la Syrie, l’Afghanistan et plusieurs pays africains de l’autre. Cette clé de lecture est difficilement contestable tant le contraste qui marque les discours publics comme ceux que l’on peut entendre dans les cafés est spectaculaire. Un article récent du New York Times décrivait par exemple le sort réservé en Pologne à une femme venue d’Ukraine, qui trouva immédiatement un logement, et un jeune soudanais qui au même moment se faisait passer à tabac par la police.
La racialisation des frontières n’est pas une chose nouvelle : il est évident que la douleur humaine ne provoque pas le même émoi quand c’est le corps d’un enfant qui est retrouvé inerte sur une plage de Turquie ou quand c’est celui d’un homme noir dont le bateau a fait naufrage au large de la Libye. La structure des sentiments en Europe a été façonnée de manière profonde par le colonialisme, au point de rendre invisible le corps noir en souffrance.
Malgré tout, la persistance du social
Pour autant, la solidarité dont témoignent actuellement les Européens nous montre qu’il est possible d’imaginer un autre modèle d’accueil. Voyons comment les cheminots français, à qui le gouvernement avait demandé de laisser circuler les réfugiés ukrainiens gratuitement, ont refusé de faire la distinction entre les uns et les autres. Voyons aussi comment l’aide aux Ukrainiens s’est faite de manière spontanée dans les pays voisins par le biais des réseaux sociaux, bien avant que les organisations humanitaires se mettent en branle. Quant à la Suisse, les autorités ont activé le statut S pour les Ukrainiens. Ces derniers peuvent dès lors emprunter les transports publics sans titre de voyage valable.
Entre les cuisines improvisées à la sortie des gares, les distributions de vêtements, l’ouverture des maisons à ceux qui cherchent un toit avant de reprendre la route : tout laisse à penser que l’individualisme alimenté par le modèle économique néolibéral de ces quarante dernières années n’a pas entièrement détruit le sens social et donc notre capacité d’entraide.
Oui, les Européens ont du cœur. Et oui, ils sont capables de s’émouvoir à la vision de la souffrance d’autres êtres humains. Il est important de ne pas perdre de vue cela, car si le pessimisme de l’intellect est indispensable pour faire un diagnostic juste des temps que nous traversons, l’optimisme de la volonté est nécessaire pour pouvoir imaginer un futur meilleur.
Plutôt que de critiquer les différences de traitement entre catégories de déplacés selon leur couleur de peau et leur religion – certes légalement douteuses et politiquement contre-productives –, réjouissons-nous de la présence au sein de la société européenne de cette profonde disposition à venir en aide aux démunis en dehors du cadre des institutions étatiques et du tissu associatif plus ou moins formel. Nous avons encore la capacité à nous émouvoir, à trouver des solutions, à considérer que les membres d’une même famille ont le droit de se regrouper, de circuler, de ne pas être cantonnés dans des centres d’accueil anonymes en attendant une décision administrative pendant une période de temps indéfinie. Prenons conscience qu’humilier et ségréguer est la recette d’un désastre moral et social !
Les autorités des pays européens comme de larges franges de la population ont parié sur la capacité des Ukrainiens à apporter leurs compétences et leurs expériences aux sociétés d’accueil. En laissant les réfugiés ukrainiens circuler librement et s’installer de manière organique là où ils bénéficient de connaissances et de liens familiaux, l’Europe remet en cause le système Dublin de gestion des migrations qu’elle a elle-même créé et en souligne son intrinsèque absurdité. Il est logique d’essayer de rejoindre un pays où l’on peut compter sur l’aide d’un proche. Il ne fait aucun doute que recommencer à zéro une vie se fait plus facilement avec l’aide de la communauté environnante.
La réponse européenne à la crise ukrainienne soulève donc une question fondamentale non seulement pour les déplacés mais aussi pour l’avenir politique de l'Europe : n’est-il pas temps de dépasser les frontières raciales en étendant ces principes d’action à tous les réfugiés ?