Félicitations pour votre livre ! Quelle est l’énigme qui l’a déclenché ?
Ce livre est né de mon travail de doctorat sur la sécurité et la gouvernance locales en Ouganda. Il est motivé par une énigme de longue date qui est devenue plus pressante avec la montée de l’autoritarisme au XXIe siècle : comment les dirigeants autoritaires survivent-ils dans des contextes d'institutions démocratiques ? C’est une énigme car les institutions démocratiques devraient en principe permettre à la société civile de revendiquer des droits auprès des dirigeants et d’évincer les élus qui ne défendent pas l’intérêt public. Et c’est une énigme importante car la grande majorité des régimes autoritaires actuels organisent des élections régulières, appliquent formellement la séparation des pouvoirs et ont une presse théoriquement indépendante.
Pour examiner cette énigme, je prends le cas d’un État qui a lui aussi des capacités limitées. Et par capacités limitées, j'entends simplement, selon une définition intuitive, que cet État n’arrive pas à monopoliser la violence sur son territoire ni à fournir des services de base à ses citoyens. Ce cas est intéressant car, si l’État peut s’appuyer sur la répression, il ne peut le faire de manière systématique et fiable à cause de ses capacités limitée. L’énigme est donc vraiment marquée : comment les dirigeants autoritaires conservent-ils le dessus face aux institutions démocratiques qui devraient permettre aux citoyens de leur demander des comptes – d’autant plus lorsqu’ils ne peuvent compter sur un État fort qui leur permette de réprimer efficacement toute dissidence ?
Comment avez-vous procédé pour répondre à cette question, et qu'avez-vous découvert ?
J'ai axé ma recherche sur la façon dont les gens ordinaires vivent l’État sous l’autoritarisme, et plus particulièrement sur la façon dont ils vivent la sécurité et la justice, deux services clés associés à l’autorité de l’État. Pour ce faire, j’ai étudié les interactions entre les autorités étatiques et les acteurs violents informels tels que les initiatives de police communautaire, les justiciers et les milices. Mon étude de cas était l’Ouganda, qui est un cas bien connu de régime autoritaire électoral dans un État à faible capacité. Je me suis concentrée sur ces acteurs non étatiques pour comprendre qui peut recourir à la violence et comment, et quelles sont les implications pour l’autorité de l’État. Par exemple, lorsque les acteurs non étatiques recourent à la violence, ils peuvent consolider leur propre autorité et, de cette manière, défier ou concurrencer l’État – en soutirant des ressources aux populations du territoire sur lequel ils opèrent, en imposant leurs propres règles, voire en fournissant des services de base comme la sécurité et la justice.
Ce que j’ai découvert était vraiment intéressant et, à bien des égards, surprenant. Tout d’abord, j’ai constaté que ces acteurs locaux violents essayaient de consolider leur autorité exactement comme les chercheurs s’y attendent : ils imposent des règlements, soutirent des ressources sous forme de droits et de taxes et, à des degrés divers, assurent la sécurité et la justice. J’ai également constaté que les acteurs étatiques encourageaient la formation de ces groupes et les chargeaient de manière proactive de recourir à la violence pour contrôler leurs communautés. C’était une externalisation active de la violence aux acteurs non étatiques. Cependant, ces groupes ne se consolidaient pas ; au contraire, ils restaient très fluides et mal définis, en partie parce que leurs membres avaient souvent des problèmes avec les autorités de l’État pour avoir fait un usage excessif de la violence ou être intervenus dans des affaires qui étaient déterminées a posteriori comme ne relevant pas de leur compétence. Par conséquent, même s’ils utilisaient la violence en dehors de l’autorité de l’État, et même s’ils essayaient de consolider leur autorité de manière autonome par rapport à l’État, ils ne parvenaient jamais à le faire à un niveau tel qui menacerait sérieusement le contrôle de l’État. Cela signifie que dans de tels contextes, les autorités étatiques sont en mesure d’externaliser une grande partie des responsabilités quotidiennes associées à la fourniture de la sécurité et de la justice, tout en limitant le risque de perdre le contrôle.
Ainsi, pour faire le lien avec le paradoxe des institutions démocratiques sous l’autoritarisme, mes recherches montrent que la présence de plusieurs types d’autorités différentes, chacune avec des mandats mal définis, crée une imprévisibilité endémique telle qu’aucun acteur unique ne peut revendiquer de manière fiable l’autorité sur un domaine quelconque. Cela empêche l’émergence de la responsabilité politique (parfois appelée « pacte entre l’État et la société »). La conclusion est que l’État peut maintenir son contrôle autoritaire même si les institutions démocratiques continuent d’exister et même de fonctionner. Ces espaces démocratiques sont simplement si fragmentés et si fragiles que les citoyens qui les utilisent ne peuvent pas s’imposer pour demander des comptes aux autocrates.
Vous appelez ce cadre « l’arbitraire institutionnalisé ». Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi ce nom, et ce que ce cadre offre ?
Permettez-moi tout d’abord de souligner que l’imprévisibilité et l’arbitraire sont depuis longtemps reconnus comme des caractéristiques des régimes autoritaires. En même temps, l’arbitraire est censé être un anathème pour l’institutionnalisation. Et pourtant, ce que j’ai vu en Ouganda, c’est que l’imprévisibilité était intégrée dans le fonctionnement de la gouvernance ordinaire.
Ma contribution est donc double. Premièrement, mes résultats montrent que l’imprévisibilité peut être au cœur du fonctionnement de la gouvernance ; il s’agit moins là d’une contribution originale que d’un correctif à une école de pensée qui se concentre sur l’émergence d’interactions prévisibles entre les citoyens et leurs gouvernants. Deuxièmement, je montre comment l’imprévisibilité peut être produite et soutenue. Cela permet de démêler comment des résultats apparemment contradictoires peuvent coexister de manière durable.
Je propose « l’arbitraire institutionnalisé » comme un cadre qui peut aider à réfléchir à la production de règles arbitraires – en Ouganda et ailleurs. J’ai développé ce cadre de manière inductive afin d’identifier quatre domaines clés : l’usage légal et exceptionnel de la violence, les revendications et les dénis d’autorité juridictionnelle, la présence ou l’absence perçue de surveillance, et l’étendue de la fragmentation de l’État.
Où s’applique l’arbitraire institutionnalisé, en dehors de l’Ouganda ?
Il existe de nombreux contextes dans lesquels l’imprévisibilité est au cœur de l’autorité gouvernementale, allant d’un type de « désordre ordonné » à Karachi à une « zone d’ombre » dans les prisons des États-Unis. Cependant, mon intérêt pour la validité externe de l’arbitraire institutionnalisé se concentre réellement sur les régimes autoritaires à faible capacité caractérisés par des institutions démocratiques. Ainsi, pour approfondir la question, j’applique le cadre aux régimes de l’Éthiopie, du Rwanda et du Zimbabwe. J’ai choisi ces cas parce que, comme l’Ouganda, ils ont des histoires communes en tant que « mouvements de libération » qui ont pris le contrôle d’États historiquement forts. Ils sont donc confrontés à certains des mêmes défis et adoptent des stratégies similaires pour y faire face, ce qui contribue à étoffer ma conceptualisation de la gouvernance arbitraire. Dans le même temps, leurs différentes approches institutionnelles de la gestion des intérêts ethniques et régionaux sur des territoires et des populations de tailles très différentes m’aident à vérifier la validité du cadre.
Je constate que les trois cas peuvent être décrits comme « arbitraires » : ils sont tous caractérisés par la fluidité entre la loi et l’illégalité, la capacité de l’État à redéfinir constamment sa juridiction et la menace de la violence pour faire appliquer des décrets changeants. Pourtant, la comparaison révèle des variations importantes, liées à la capacité de chaque État à organiser la violence, la surveillance et la fragmentation globale des institutions étatiques. Par exemple, au Zimbabwe, l’État est comparativement très fragmenté ; le régime a réellement cherché à saper les institutions de l’État au point qu’elles fonctionnent rarement correctement. En Éthiopie, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien disposait d’un appareil d’État et de capacités de surveillance comparativement puissants, et dans le même temps, l’État fédéral a intégré les lignes de fracture ethniques dans la sphère publique. Les tensions ethniques sont donc restées relativement faciles à mobiliser, menaçant potentiellement la future cohésion de l’État. Ainsi, même si j’ai attribué un certain niveau d’arbitraire institutionnalisé à ces régimes, la façon dont il se manifeste et les implications pour la stabilité à long terme doivent être contextualisées historiquement et politiquement.
Vous avez passé près de douze mois en Ouganda entre 2014 et 2018. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette expérience de recherche ?
Les chercheurs mettent souvent l’accent sur le temps cumulé passé sur un site de recherche, mais pour l’étude que j’ai menée, je pense que le fait d’y retourner à plusieurs reprises pendant quatre ans a été, à bien des égards, central pour les résultats. J’ai pu nouer des relations au cours des ans, de sorte qu’une confiance m’a été accordée qu’il aurait été très difficile de gagner en un laps de temps plus court. J’ai également pu voir comment certains des conflits que j’ai étudiés se sont déroulés dans le temps. Certains des cas initiaux que j’ai étudiés n’ont jamais été résolus, mais les voir évoluer au fil des ans m’a donné une riche perspective sur la vie d’un conflit, ainsi que sur les divers acteurs et intérêts qui entrent en jeu. Étant donné le sujet de ma recherche, il m’a également été utile de passer du temps en Ouganda avant, pendant et après les élections nationales, car cela m’a permis d’avoir un précieux aperçu de la militarisation et de la sécurisation de la machine patrimoniale de l’État, de la manière dont elles se manifestent lors des moments de contestation électorale formelle et des effets d’entraînement pendant les années entre les élections.
Mes séjours sur le terrain et mes retours à Boston m’ont aussi permis de réfléchir à ma position en tant qu’universitaire et chercheuse, mais aussi en tant qu’amie et collègue. Il existe une très riche tradition – notamment dans l’éthique et les méthodes de recherche féministes – de réflexion sur la manière de traiter le processus de recherche avec compassion et attention. Dans mon propre travail, je me suis intéressée aux travaux récents d’Anastasia Shesterinina sur la peur et l’empathie dans le travail de terrain, ainsi qu’à ceux de Romain Malejacq et Dipali Mukhopadhyay sur la façon dont le travail de terrain dans ces contextes exige de construire des relations qui, par leur nature même, donnent un aperçu plus profond de certaines perspectives que d’autres. Pour moi, cela s’est manifesté par l’empathie et le doute – ou parfois la méfiance – que je ressentais à l’égard de mes interlocuteurs.
Si je regarde ma recherche d’un peu plus près, je vois un système structuré pour que les hommes – et en effet, ma recherche a porté principalement mais pas exclusivement sur des hommes – luttent les uns contre les autres. La grande majorité des acteurs font du mieux qu’ils peuvent avec les ressources dont ils disposent : les justiciers locaux s’efforcent d’assurer la sécurité de leurs communautés et de subvenir aux besoins de leurs familles en tant que jeunes hommes respectables ; les autorités locales tentent de faire baisser la criminalité avec des ressources extrêmement limitées ; les policiers se voient confier la tâche peu enviable d’être officiellement responsables de mettre fin à la criminalité tout en ayant officieusement une foule d’autres tâches liées au maintien du régime qui impliquent qu’ils sont souvent relevés de leur poste, limitant ainsi leur capacité à établir des liens avec les communautés sous leur contrôle ou à s’y investir. Dans le même temps, l’Ouganda regorge de chercheuses et de chercheurs étrangers ; il était donc probable que quiconque souhaitait me parler le faisait pour une raison, parfois bienveillante, parfois non. Si cette tension entre l’empathie et le doute peut être épuisante, elle peut aussi être animatrice. J’ai constaté qu’elle m’attirait dans les coins et recoins des conversations pour essayer de comprendre réellement mes interlocuteurs dans le contexte de ces structures de pouvoir plus larges.
Qu’allez-vous faire à présent ?
Je suis ravie que vous posiez cette question ! Une partie de la recherche que je n’ai pas pu explorer dans le livre, mais que j’espère poursuivre à l’avenir, est le rôle joué par la masculinité, et en particulier la masculinité militarisée, dans le façonnement de la relation État-société. J’ai publié un article exploratoire dans International Affairs, mais l’idée de base que j’espère développer est que le genre est un mécanisme extrêmement puissant pour traduire l’autorité de l’élite dans la réalité quotidienne des gens, qui colore non seulement la sphère publique mais aussi les interactions privées et interpersonnelles. Je travaille également sur un projet qui s’appuie plus directement sur le livre, portant sur l’autoritarisme international – alors, restez à l’écoute !
Citation du livre : Tapscott, Rebecca. Arbitrary States: Social Control and Modern Authoritarianism in Museveni’s Uganda. Oxford : Oxford University Press, 2021.
Arbitrary States est aussi disponible en accès public sur cette page du dépôt électronique de l’Institut.
Image : extrait d'une photo de Larina Marina/Shutterstock.com.
Interview par Buğra Güngör, doctorant en relations internationales et science politique.
Traduction de l’anglais en français produite par un traducteur en ligne et vérifiée par Nathalie Tanner, Bureau de la recherche de l’Institut.
LIEN vers la version originale de l’interview en anglais.