Spécialiste mondiale de la compétitivité, titulaire d’un Master (2002) et d’un doctorat en économie internationale (2005) de l’Institut, Jennifer Blanke est aussi issue des bancs de Columbia. Américaine d’origine, elle contribue au succès du Forum de Davos depuis près de dix-huit ans, après avoir travaillé pour Eurogroup à Paris.
Pour elle, l’économie se porterait mieux si les femmes participaient davantage aux processus de décision. Entretien.
Quelle analyse faites-vous de la croissance inclusive, l’un de vos thèmes de prédilection?
Ces trois dernières décennies, les inégalités de revenus ont augmenté de manière significative dans le monde. Le contexte s’est détérioré dans la plupart des économies développées. Aux Etats- Unis, nous observons même des taux de disparité salariale jamais atteints depuis les années 1920. Ailleurs, comme en Afrique du Sud, il s’est carrément créé une économie à deux vitesses, avec d’un côté les personnes intégrées au système et de l’autre les exclus. Seuls quelques pays d’Amérique latine notamment ont connu une légère amélioration ces trente dernières années, même si ces régions se situent toujours en queue de peloton de l’équité des gains à l’échelle planétaire.
A quel point cette situation est-elle grave?
Les statistiques montrent que notre modèle de croissance est défectueux. Mais le débat actuel sur les inégalités et l’insertion sociale est trop étroit. Il se concentre presque exclusivement sur le niveau de compétences de la main d’oeuvre et la redistribution des richesses, alors qu’il existe un grand nombre d’autres facteurs déterminants, comme la qualité des systèmes d’éducation, le taux d’entrepreneuriat, le degré de corruption et les volumes de transferts fiscaux. Sans oublier le niveau de services de base et d’infrastructures publiques, la propension à l’intermédiation financière ainsi que l’étendue des investissements dans l’économie réelle, etc.
Peut-on tenir un discours égalitaire, sans trahir la doctrine libérale?
Absolument, ces deux notions ne sont pas contradictoires. Pour preuve, les pays les plus compétitifs sont très souvent ceux qui sont les plus inclusifs. Les inégalités constituent un problème économique majeur. Non seulement l’exclusion sape la croissance, mais combinée à d’autres risques comme le sous-emploi ou le chômage, elle peut conduire à des situations explosives, pouvant aller jusqu’au démantèlement des sociétés.
Le déséquilibre de genre dans l’économie est-il une manifestation de l’éviction que vous dénoncez?
Si l’on considère que de mettre à l’écart les femmes, une ressource productive représentant potentiellement 50% de la population active dans le monde, la réponse est oui. Pourtant, le bon sens nous dicte que lorsque l’on combine davantage de cerveaux, il en découle davantage d’idées et de nouveaux concepts. On peut ainsi créer plus d’économie, plus de richesses et de travail. La diversité des points de vue est source de croissance.
Y a-t-il une différence entre les conceptions masculine et féminine des marchés?
Je suis convaincue que les femmes ont une approche des réalités du monde distincte de celle des hommes. Je pense même qu’elles sont garantes d’un avenir plus durable. Quoi qu’il en soit, leur participation au marché du travail est source de compétences alternatives. La recherche scientifique prouve aujourd’hui que les groupes les plus diversifiés sont aussi les plus performants. Ce qui est encore loin d’être le cas dans certains conseils d’administration. La sous-représentation féminine fait que ces structures censées jouer le rôle déterminant de contrepoids à la direction opérationnelle des entreprises sont composées de personnes du même sexe, souvent du même âge ou ayant généralement fréquenté les mêmes écoles. C’est là un cocktail dangereux. Les «boards» devraient être plus représentatifs de la société en général.
Etes-vous pour fixer des quotas d’administratrices, comme en ont déjà fixé certains pays?
Non, je suis plutôt en faveur d’objectifs moins formels, que l’on se discipline toutefois à atteindre dans un horizon de temps donné. Cela permet d’éviter la constitution de contingents alibis en raison de la pression législative.
Existe-t-il des institutions modèles en matière d’intégration des femmes?
Les effectifs du World Economic Forum sont à prédominance féminine. L’Etat canadien est aussi un bon exemple, la moitié du gouvernement étant composé de femmes ministres et son Conseil des conseillers économiques, dont je fais partie, recense six hommes sur quatorze membres. Quand on a demandé l’an dernier au premier ministre Justin Trudeau pourquoi il y avait tant de femmes au sein de son administration, ce dernier a répondu de manière très simple: «Parce que nous sommes en 2015.»
Article original de Dejan Nikolic, Le Temps, 23 juin 2016