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ARTS & CULTURE
20 July 2023

Milan Kundera: un explorateur de l’existence

Avec la mort du romancier Milan Kundera, le monde a perdu un géant de la littérature qui a redonné de la vigueur à l’art du roman non seulement avec son œuvre romanesque mais aussi avec sa vision originale du roman. 

Dans son célèbre Cours de littérature anglaise, Jorge Luis Borges donne le conseil suivant : « si un livre vous ennuie, ne le lisez pas ; c’est qu’il n’a pas été écrit pour vous. » Dès ma première rencontre avec l’œuvre de Milan Kundera, j’ai su qu’elle était écrite pour moi. Etant moins charitable que Borges, j’ai même décrété que quelqu’un qui n’appréciait pas Kundera ne pourrait jamais être vraiment proche de moi (et l’expérience m’a toujours donné raison sur ce point).

Ce qui m’a d’abord fasciné dans l’œuvre de Kundera est sa conception même du roman. Pour Kundera, un travail de fiction ne mérite le label de « roman » que s’il fait quelque chose que seul un roman peut faire. Qu’est-ce que le roman pourrait faire qui est de son ressort exclusif ? Tout roman digne de ce nom « découvre une portion jusqu’alors inconnue de l’existence » (L’Art du roman). L’existence pour Kundera désigne « le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. » (L’Art du roman). Dans cette conception du roman, l’objectif du romancier n’est pas de légitimer une vision quelconque du monde, de délimiter la frontière entre le bien et le mal ou d’établir des certitudes. « Dans le territoire du roman, on n’affirme pas : c’est le territoire du jeu et des hypothèses » (L’Art du roman).  Le roman est un « territoire où le jugement moral est suspendu » (Les Testaments trahis) et où la « seule certitude est la sagesse de l’incertitude » (L’Art du roman). Selon Kundera, une œuvre comme 1984 de George Orwell n’est pas un roman, mais « une pensée politique déguisée en roman » : il n’éclaire aucun mystère de l’existence auquel « n’ont accès ni la sociologie ni la politologie » et « en réduisant la vie à la politique et la politique à la propagande », il retire au monde sa complexité (Les Testaments trahis) alors que « l’esprit du roman est l’esprit de complexité » (L’Art du roman). Le roman n’est pas du domaine de la confession et de l’autobiographie non plus – l’œuvre d’Annie Ernaux, dernière lauréate du Prix Nobel de la littérature, n’a pas grand-chose à voir avec le roman tel que Kundera conçoit ce dernier. 

Si le romancier est un « explorateur de l’existence » (L’Art du roman), peut-on voir dans le roman un moyen de connaissance ? La réponse ne fait pas de doute pour Kundera qui va jusqu’à dire que « la connaissance est la seule morale du roman » (L’Art du roman). Pour remplir cette tâche, le roman peut absorber tous les savoirs sans perdre son identité. Mais il ne peut être réduit ni à la philosophie ni à une autre discipline universitaire. L’outil du romancier n’est pas une méthodologie scientifique, mais « l’intuition » (Le Rideau). Les grands romanciers ont des intuitions que la philosophie ou les sciences peuvent confirmer. Comme le souligne Kundera, Marcel Proust faisait de la phénoménologie avant la naissance de la phénoménologie (L’Art du roman) et Adalbert Stifter a examiné la signification existentielle de la bureaucratie dans un roman publié en 1857, quelques cinquante ans avant Max Weber (Le Rideau). Mais le roman n’a pas besoin de l’appui de la science pour asseoir sa légitimité. Le monde monologique de la science, sa conception totalitaire de la vérité est incompatible avec l’esprit du roman. Les questions de l’existence que le roman explore ne sont pas susceptibles de recevoir des réponses uniques. Un bon exemple est la réflexion que Kundera offre sur le mythe de l’éternel retour au début de L’Insoutenable légèreté de l’être :  

L’homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. 

Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne, car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même. C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d'un tableau, tandis que l'esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau.

 

Cette réflexion n’est pas du domaine de la vérité et de l’erreur, mais qui peut nier son importance ? 

La digression sur deux rires dans Le Livre du rire et de l’oubli fournit une autre illustration: 

Concevoir le diable comme un partisan du Mal et l’ange comme un combattant du Bien, c'est accepter la démagogie des anges. Les choses sont évidemment plus compliquées. Les anges sont partisans non pas du Bien mais de la création divine. Le diable est au contraire celui qui refuse au monde divin un sens rationnel. La domination du monde, comme on le sait, anges et diables se la partagent. Pourtant, le bien du monde n’implique pas que les anges aient l’avantage sur les diables (comme je le croyais quand j’étais enfant), mais que les pouvoir des uns et des autres soient à peu près en équilibre. S’il y a dans le monde trop de sens incontestable (le pouvoir des anges), l’homme succombe sous son poids. Si le monde perd tout son sens (le règne des diables), on ne peut pas vivre non plus.

 

 

Aucune science ne peut valider ou invalider une réflexion pareille. Pourtant, elle n’est pas moins précieuse que des vérités scientifiques car elle explique des pans entiers de l’existence humaine. 

Pourquoi l’exploration de l’existence des personnages d’une œuvre de fiction devrait nous intéresser ? Précisément parce que le roman au sens où Kundera l’entend nous offre une connaissance sur la condition humaine que nous ne pouvons obtenir par aucun autre biais. Le roman ainsi entendu est aussi précieux car il peut nous éclairer au-delà des cas individuels. Si on parle du pouvoir prophétique de Kafka, c’est précisément parce que les expériences décrites dans Le Procès ou Le Château expriment l’essence des sociétés totalitaires et du monde bureaucratisé. 

Kundera donne un autre exemple terrifiant dans L’Art du roman. Une vieille amie de Kundera a été arrêtée pendant les procès staliniens de Prague en 1951. On lui reproche un crime qu’elle n’a pas commis. Alors que de nombreux individus arrêtés à la même époque ont fini par avouer des crimes imaginaires, elle refuse de se mettre « à la recherche de sa faute », se rendant inutile pour le procès-spectacle. Par conséquent, elle n’a pas été pendue comme les autres, mais emprisonnée à vie. Elle a été réhabilitée et libérée au bout de quinze ans. A sa sortie de prison, elle retrouve son fils qui avait un an quand elle a été arrêtée. Quand Kundera lui rend visite après sa libération, il la trouve en pleurs, « offensée et vexée » parce que son fils de seize ans s’était levé trop tard le matin. Kundera essaye de la raisonner, en disant qu’elle exagère de réagir ainsi à quelque chose d’aussi insignifiant. Le fils intervient pour défendre sa mère :

Non, ma mère n’exagère pas. Ma mère est une femme excellente et courageuse. Elle a su résister là où tout le monde a échoué. Elle veut que je devienne un homme honnête. C’est vrai, je me suis levé trop tard, mais ce que me reproche ma mère, c’est quelque chose de plus profond. C’est mon attitude. Mon attitude égoïste. Je veux devenir tel que ma mère me veut. Et je le lui promets devant toi. 

 

Kundera propose une analyse brillante de cet épisode :

Ce que le Parti n’a jamais réussi à faire avec la mère, la mère a réussi à le faire avec son fils. Elle l’a contraint à s’identifier avec l’accusation absurde, à aller « chercher sa faute », à faire un aveu public. J’ai regardé, stupéfait, cette scène d’un mini-procès stalinien, et j’ai compris d’emblée que les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à l’intérieur des grands événements historiques (apparemment incroyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui régissent les situations intimes (tout à fait banales et très humaines.

 

Quel avenir le roman tel que le concevait Kundera pourra-t-il avoir dans le monde d’aujourd’hui ? Encore plus que le monde décrit dans L’Art du roman, le monde d’aujourd’hui est « le domaine des affirmations : tout le monde est sûr de sa parole ». C’est aussi le monde des jugements catégoriques. Or, pour Kundera, « la méditation romanesque » n’affirme pas, elle est « par essence interrogative, hypothétique » : « c’est le territoire où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna, ni Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et Anna et Karénine. » (L’Art du roman). Les romans de Kundera peuvent être impuissants pour transformer le monde, mais ils peuvent nous encourager vers plus d’humilité dans nos jugements et nos affirmations et vers plus de compréhension pour l’individu en chacun de nous. 

Milan Kundera in 1980, image credit Elisa Cabot (CC BY-SA 4.0)