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20 June 2017

«Ma guerre des Six-Jours» : Marcel Boisard, ancien délégué CICR, raconte…

Titulaire d’un doctorat de l’Institut (1979), Marcel Boisard débute sa carrière internationale au début des années 60 comme délégué du CICR.  A sa retraite, en 2007, il est directeur général de l’UNITAR et sous-secrétaire général de l’ONU.

Titulaire d’un doctorat de l’Institut (1979), Marcel Boisard débute sa carrière internationale au début des années 60 comme délégué du CICR.  A sa retraite, en 2007, il est directeur général de l’UNITAR et sous-secrétaire général de l’ONU.

Le 5 juin 1967, il se trouve au Caire où il assiste à la débâcle de l’armée égyptienne. Contacté par le CICR, il va dans les jours suivant organiser le rapatriement des soldats égyptiens errant dans le Sinaï occupé par Israël. Témoignage inédit.

«J’étais arrivé en Egypte fin avril 1967, un lundi de Pâques des coptes orthodoxes, correspondant également à la Fête du printemps. La célébration de «Shem el-Nessim», signifiant «sentir la fraîche brise», date des pharaons. Vieille de plusieurs millénaires, elle demeure respectée par toutes les communautés à travers divers rituels, surtout agricoles, culinaires et festifs. Je devais y conduire une étude, financée par le Fonds national de la recherche scientifique, sur la réforme agraire introduite par le président Abdel Nasser. J’avais pris du retard sur mon programme, ayant dû suivre une convalescence dans les Alpes valaisannes à la suite d'un mauvais paludisme contracté sur la mer Rouge. Je m’étais immédiatement installé dans un petit village du Delta où j’étais censé vivre un an avec les fellahin.

Le 5 juin, je me trouvais au Caire pour des démarches administratives. L’atmosphère était assez tendue parmi les étrangers et les Egyptiens occidentalisés. Soucieux de se libérer de la tutelle égyptienne, des nationalistes palestiniens, à l’initiative de Yasser Arafat, avaient, deux ans plus tôt à Koweït, créé le Fatah, acronyme arabe inversé de OLP, signifiant également «conquête» en arabe. L’organisation prônait la lutte armée et avait multiplié les coups de poing sur la frontière israélienne. A la mi-mai, Abdel Nasser avait demandé le retrait des Forces d’urgence des Nations unies (UNEF), placées en interposition après la guerre de Suez de 1956. Plutôt que de temporiser pour permettre une éventuelle négociation, le secrétaire général U Thant fit l’erreur d’obtempérer. L’Egypte décida aussi de bloquer le détroit d’Aqaba (ou Tiran). C’était un casus belli pour les Israéliens. La guerre était inévitable! Les Etats concernés concentraient leurs troupes.

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Le matin du 5 juin, les bombardements et les bruits assourdissants des avions israéliens brisant le mur du son se firent entendre vers 8h30 et durèrent à peine plus de deux heures; le gros des forces aériennes se dirigeant vers la Syrie. Il paraît que ce laps de temps avait été choisi parce que les officiers supérieurs égyptiens, plus bureaucrates que soldats, étaient immobilisés dans les embouteillages du trafic urbain. Les communiqués militaires égyptiens de victoires se succédèrent toute la journée. La liesse était immense. Le coiffeur du centre-ville avait collé une affichette sur sa vitrine: «Demain, j’ouvre à Tel-Aviv.» La fièvre retomba rapidement malgré le chapelet de déclarations victorieuses sur les ondes locales. Les auditeurs de la BBC à Alexandrie, où les émissions étaient peu ou mal brouillées, informaient leurs concitoyens cairotes. D’un instant à l’autre, les rues de la ville furent vides et mortes; l’effervescence avait cessé, la population avait compris la situation, celle de la probable défaite de son armée.

La débâcle de l’armée égyptienne fut confirmée par les nombreuses photos de chaussures dans les sables du Sinaï. Des soldats ayant troqué leur uniforme pour des pyjamas erraient dans le désert. Des milliers étaient morts par déshydratation.

J’avais déjà effectué deux missions pour le CICR, quelques mois en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance, et deux ans au Yémen lors de la guerre civile. Me sachant en Egypte, la direction des opérations à Genève me contacta. Après moult hésitations et de fortes pressions, j’acceptai un contrat de quelques semaines, qui allait durer une décennie. Mon objectif immédiat était de venir en aide aux naufragés du désert. Dans la nuit même, avec le concours de la présidente des Dames du Croissant-Rouge, Madame Jihane Sadat, dont le mari était alors président du parlement, nous avons, avec des draps de l’hôpital et du mercure au chrome, confectionné de sommaires drapeaux de la Croix-Rouge. Le lendemain matin, j’arrivai sur la berge occidentale du canal de Suez. J’étais à mi-chemin entre Ismaïlia et Port-Saïd, dans la bourgade d’El-Kantara. On me prêta une barque lourde et rudimentaire. Jeune et sportif, je trouvai, malgré le courant, la force de traverser vers l’autre rive, où les troupes israéliennes étaient arrivées.

Je n’avais pas vraiment peur. Je me souvenais des instructions apprises lors de mon école d’aspirant officier d’infanterie à Berne: être le plus visible possible, marcher au milieu de la rue pour éviter les mines éventuelles, etc. Je savais en outre qu’une armée disciplinée n’allait pas tirer sur un homme seul. Je tenais le drapeau dans ma main droite et, dans la gauche, ma petite machine à écrire portable. Dans la situation actuelle de lutte antiterroriste, elle aurait signé mon arrêt de mort! Au deuxième carrefour, je fus brusquement happé dans une rue perpendiculaire, protégée par un immeuble. J’eus beaucoup de peine à me faire comprendre du capitaine qui m’interrogeait, car son yiddish était encore plus pauvre que ma maîtrise de l’allemand! On me fit attendre. Vint un colonel, anglophone, très affairé bien sûr, qui ne comprenait pas ce que je venais faire dans ces lieux.

Recruté par téléphone, je n’avais pas d’ordre officiel de mission, mais seulement mon passeport suisse (avec une autorisation de séjour d’un an en Egypte!). Il déclara ne pas pouvoir me laisser aller plus loin, même s’il comprenait l’urgence de l’action humanitaire que je comptais entreprendre. Nous avons alors convenu que je reviendrai le lendemain à la même heure, avec, si possible, une attestation de l’ambassade de Suisse au Caire. Il aurait eu, pour sa part, le temps de demander des instructions à son Etat-major. Je repris donc ma barque. Arrivé au milieu du Canal, je fus appelé par un porte-voix caché et prié de revenir sur la rive orientale. Le colonel israélien me dit sèchement: «My boss wants to see you». Je montais dans sa jeep roulant à toute allure avec des radios de commandement à tue-tête. C’est sans doute dans ces circonstances que j’ai perdu ma petite machine à écrire Hermès!

Le véhicule s’arrêta quelques instants pour attendre l’arrivée d’un convoi. Moshé Dayan descendit de la première jeep.

Ce devait être le 10 ou le 12 juin 1967. Le général me traita d’abord de «crazy», puis m’assura, selon le communiqué de presse alors émis, qu’«Israël consacrera à cette opération de récupération (sic!) autant d’avions qu’il le faudra et qu’un représentant de la Croix-Rouge sera autorisé à prendre place à bord de chaque appareil». Le même jour à Genève, un entrefilet du quotidien La Suisse, annonçait que l’on était sans nouvelle d’un ressortissant helvétique de mon nom, ayant traversé le canal. Ce furent des moments difficiles pour ma mère. Je fus mis dans un hélicoptère vers Tel-Aviv, en compagnie du commandant des forces aériennes, le général Mordachai Hod et de son prédécesseur Ezer Weizman, qui devint ultérieurement le président de l’Etat. Avec ces officiers supérieurs, qui me tenaient pour un original, la conversation fut aimable, malgré le bruit des rotors, mais très embarrassante pour moi, car je ne connaissais même pas le nom du délégué du CICR en Israël. Eux le savaient et me le dirent – Laurent Marti – et me firent conduire à son hôtel.

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Tôt le lendemain matin, nous lancions l’opération. Les hélicoptères volaient en rase-mottes, arborant les drapeaux de la Croix-Rouge préparés par Madame Sadat. Nous atterrissions lorsque nous voyions des groupes de marcheurs. Nous tentions de les calmer, les assurant qu’ils risquaient leur vie à fuir sans boire. Nous les instruisions d’avancer plein nord, jusqu’à la route asphaltée venant d’El-Arish et de s’asseoir. Des camions militaires viendraient les transporter vers le canal.

Rapidement, des milliers d’hommes furent réunis dans la partie orientale d’El-Kantara. Presque tous portaient des pyjamas et quelques-uns la robe traditionnelle (galabiya) des paysans égyptiens. Les uniformes étaient rares! Le pyjama n’a rien de ridicule. Il est régulièrement porté par les classes populaires urbaines lors des heures de loisir et les jours de congé. Il fallut rapidement instaurer une discipline de fer. Assoiffés, les malheureux se précipitaient vers le puits, sur la place. Boire abondamment en état de forte déshydratation peut conduire à la mort. Des tirs de sommation en l’air les écartaient de la source d’eau.

Après quelques heures, des officiers israéliens parlant parfaitement l’arabe, m’approchèrent pour me dire qu’ils ne comptaient pas garder tout ce monde. Je dus alors organiser avec les autorités égyptiennes, à couvert sur l’autre rive, la montée depuis Ismaïlia de deux embarcations à moteur pouvant transporter plusieurs douzaines d’hommes, à condition que le cessez-le-feu fût respecté de part et d’autre. La sélection des personnes à libérer fut facile. Les malheureux qui avaient répondu «yes» à la question «Do you speak English?» furent placés dans une file à part. Puis, les hommes furent instruits de baisser le pantalon de leur pyjama. J’en fus d’abord surpris, mais reçus l’explication. Ceux qui portaient des caleçons en bure kaki étaient censés être des soldats utilisant leurs vêtements d’ordonnance. Ils pouvaient rentrer chez eux.
En revanche, ceux qui avaient des sous-vêtements occidentaux étaient suspectés d’être des officiers et placés dans la file séparée. Aucune statistique n’a été tenue. On estime que, en deux jours, entre 20 000 et 30 000 soldats furent ainsi rapatriés à travers le canal de Suez. La seconde file, d’une centaine de personnes, dont une majorité ignorait que leur slip Jockey avait déterminé leur destin immédiat, furent conduits rejoindre la masse des prisonniers de guerre égyptiens, à Atlit, au sud de Haïfa. Ce grand camp avait été établi sous le mandat britannique afin d’y retenir les immigrants juifs irréguliers, rescapés d’Allemagne, puis, par Israël, pour l’internement de civils arabes pendant le conflit armé de 1948.

Les prisonniers de guerre égyptiens furent libérés en janvier 1968, lors d’un rapatriement général rocambolesque. Je pourrais faire rapport, de la même manière informelle, lorsque cinquante années seront révolues, me libérant ainsi de mon devoir de confidentialité.»

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