L’accord est passé relativement inaperçu. Début octobre, à Bruxelles, l’Union européenne et le gouvernement afghan signaient un texte qui, sur le papier, devrait permettre le retour au pays, volontaire ou forcé, de dizaines de milliers d’Afghans déboutés du droit d’asile sur le sol européen. Au passage, Kaboul recevait une généreuse aide financière au nom de la lutte contre les talibans. En préparation depuis un an, la feuille de route prévoit des renvois à un rythme soutenu, y compris des mineurs non accompagnés, avec des aides au retour. Le texte n’envisage aucune limite au nombre de charters quotidiens que les gouvernements européens peuvent affréter. Le plan s’annonce en théorie si massif qu’à l’aéroport de Kaboul est prévue la construction d’un terminal exclusivement dédié à la réception des rapatriés, et construit avec des fonds européens.
Cet accord de réadmission a été signé dans un contexte de fort accroissement des arrivées des Afghans en Europe en 2015, avec 213 000 personnes nouvellement enregistrées, près de dix fois plus qu’en 2014, et 177 00 demandes d’asile déposées, soit le double de l’année précédente, selon les chiffres de l’Union européenne.
Le taux d’acceptation des demandes d’asile a augmenté, passant de 43 à 60%, mais le nombre absolu d’Afghans laissés sur le bord des routes européennes a explosé.
Comment expliquer un tel exode? At-il pesé sur la décision européenne d’engager un processus d’accélération des renvois? Et le plan prévu par l’UE d’aide au retour a-t-il la moindre chance de fonctionner? Analyse avec Alessandro Monsutti, anthropologue, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et spécialiste de l’Afghanistan.
Refoulés d’Iran et du Pakistan
«Il faut avoir à l’esprit que les Afghans ont une longue histoire de migration, et qu’elle n’est pas près de s’arrêter», souligne d’emblée Alessandro Monsutti. Cela fait près de quarante ans qu’ils migrent, soit autant d’années de conflit. Aujourd’hui, ils constituent avec trois millions de personnes déplacées dans le monde le plus gros contingent de déplacés, après les Syriens. «Plusieurs facteurs expliquent l’exode actuel en direction de l’Europe. Pour le comprendre, il faut commencer par remonter le temps. Dans les années 80, les Afghans étaient accueillis à bras ouverts dans un Pakistan subventionné par le bloc occidental et pièce maîtresse face à l’Union soviétique. Idem en Iran, où les jeunes Afghans étaient recrutés pour aller se battre contre l’Irak ou travailler comme manœuvres. Mais aujourd’hui, la donne géostratégique s’est totalement modifiée. Dans ces deux pays, les Afghans ne sont plus les bienvenus. La protection des réfugiés n’y est plus garantie et toute perspective d’intégration à long terme n’est pas possible. Le retour durable au pays étant inimaginable, ils viennent en Europe.»
Selon l’ONG Human Rights Watch, quelque 370 000 Afghans qui étaient installés au Pakistan, devenus indésirables, sont retournés dans leur pays d’origine entre le 1er juillet et le 15 octobre de cette année. Ils sont particulièrement rejetés dans la région de Peshawar et sa province pachtoune, où la police procède à des intimidations et où il leur est devenu impossible d’accéder aux soins médicaux et à l’éducation. Mais pour les réfugiés afghans, le retour au pays – toujours miné par les conflits – n’offrant aucune perspective d’emploi, s’avère tout aussi intenable. D’où la recrudescence des arrivées en Europe.
On trouve parmi cette catégorie de migrants nombre de mineurs non accompagnés, majoritairement des jeunes Hazaras, soit des chiites originaires du centre de l’Afghanistan. «Ayant vécu comme réfugiés en Iran ou au Pakistan, ces jeunes partent parce qu’ils se savent condamnés à l’exclusion. Ils n’ont pas d’avenir, pas de terre, pas d’argent. N’ayant plus rien à perdre, marginalisés, ils tentent leur chance en Europe. Leur famille compte sur eux pour réussir et l’entretenir à distance, ils subissent donc une extraordinaire pression au succès. Revenir est impensable. Mais sans argent ni réseau, ces jeunes hommes, parfois même des enfants de 8, 10 ans, se retrouvent durant leur périple en situation d’extrême vulnérabilité, subissant toutes sortes de violences.»
Après les Américains, le vide
«Depuis le retrait des forces internationales, en 2014, la situation ne s’est pas améliorée en Afghanistan, bien au contraire, poursuit le chercheur. L’économie, artificiellement boostée par la reconstruction et la présence internationale, s’est effondrée. Avec les militaires, les ONG sont aussi parties et les activités qui faisaient le marché du travail. Les Afghans qui en ont bénéficié, les chauffeurs, traducteurs, gardiens, comptables, etc., tous ces gens qui ont constitué une classe moyenne émergente, n’ont eu soudainement plus aucun lendemain. Et ils sont perçus désormais par une partie de la population comme des profiteurs de la guerre. Ils craignent des représailles, paniquent et quittent eux aussi le pays.»
Ces citadins formés, mais désemparés, représentent donc une autre catégorie importante d’Afghans que l’on retrouve sur les routes menant à l’Europe. «Ces familles partent avec un pactole en poche, qui leur permet de payer des passeurs. Mais cela les rend aussi vulnérables. Dans certaines de ces familles se retrouvant sur la route, il n’y a pas d’homme.»
Les enfants de cette classe moyenne désillusionnée constituent à eux seuls un autre groupe important dans la typologie des Afghans qui veulent tenter leur chance en Europe. «Ces jeunes ont suivi des formations dans le cadre de la présence militaire ou humanitaire internationale, ils ont des références culturelles intégrant le monde extérieur, ils sont actifs sur les réseaux sociaux et ils aspirent à vivre dans un univers cosmopolite», souligne Alessandro Monsutti.
Fuir l’enrôlement
Les rêves de ces jeunes citadins, que l’on imagine les plus enclins à se retrouver sur les listes des retours forcés avec les jeunes Hazaras, ne doivent pas faire oublier l’une des principales causes d’émigration, note le chercheur. La violence, omniprésente dans cet Etat meurtri qu’est l’Afghanistan, explique de nombreux départs. Les Pachtounes, en provenance des régions rurales du Sud où les combats font rage entre l’insurrection et le gouvernement, sont particulièrement exposés. «Ces gens fuient le conflit. Les hommes craignent de se faire enrôler de force par l’insurrection talibane ou par le gouvernement. Ils ont pour la plupart entre 20 et 35 ans, sont souvent pères de famille, mais voyagent seuls. Ils laissent leur famille au village, et partent avec l’espoir de faire venir plus tard femme et enfants.»
Cette population-ci est-elle plus à même d’obtenir l’asile en Europe? Rien ne le garantit, «car après quinze ans de présence et tant de milliards investis, il est politiquement impossible pour les Occidentaux de reconnaître que l’Afghanistan est toujours un pays en guerre. Or c’est pourtant bien le cas: les talibans ont encore une force de frappe partout dans le pays, même à Kaboul. Sans compter les tentatives d’implantation de Daech. Pour cette raison, cet accord de réadmission, d’un point de vue du droit humanitaire, est totalement indéfendable», poursuit Alessandro Monsutti. Selon Human Rights Watch, l’insurrection talibane a déjà conduit au déplacement de 1,1 million de personnes à l’intérieur même du pays.
Pression démographique
Les retours vers l’Afghanistan sont souhaités en Europe, alors que le pays n’a pas la capacité d’absorber les réfugiés qui reviennent du Pakistan et d’Iran, note le chercheur. «Qui plus est, la natalité est galopante, les villes, les campagnes, débordent de partout. On se trouve dans une situation où, pour répondre à la croissance démographique, des centaines de milliers d’emplois devraient être créés. C’est tout simplement impossible.»
Kaboul a vu sa population bondir en quelques années de 1 à 4 millions d’habitants, dans une anarchie la plus totale, sans plan de développement. «Alors face à une situation si explosive, il est difficile d’imaginer les Afghans rentrer sagement au pays et y rester. Nombre de jeunes, qui comptent faire vivre toute leur famille restée au pays, repartiront même s’ils ont déjà fait une fois, deux fois, le voyage. Même avec toutes les aides possibles, considérant la conjonction de la violence persistante, de l’écroulement du marché du travail et de la pression démographique, la migration afghane n’est pas près de se tarir».
Tribune de Genève, Cathy Macherel, 14 novembre 2016