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Global governance centre
30 March 2017

L’ordre libéral en place depuis 1945 n’a jamais été aussi menacé

MULTILATÉRALISME : Professeur Thomas Biersteker analyse la crise du multilatéralisme et la menace qui pèse sur l’ordre international

Au cours d'un entretien avec le journaliste Stéphane Bussard  du Temps, le professeur Thomas Biersteker analyse la crise du multilatéralisme et la menace qui pèse sur l’ordre international.

Le multilatéralisme est attaqué de toutes parts aux Etats-Unis et en Europe. Est-il malade?
L’un des grands défis auxquels va faire face le nouveau secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, est le recul du multilatéralisme dit formel. Je ne pense pas seulement au Brexit, le vote sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ou aux déclarations de Donald Trump menaçant d’emprunter la voie isolationniste. Je pense aussi aux organisations intergouvernementales formelles (Figos). Elles ont connu une croissance importante de 1945 à 1989, mais depuis une décennie, il n’y en a quasiment aucune qui a été créée. Ce n’est qu’un indicateur, mais il montre qu’elles ont été remplacées par ce qu’on appelle des institutions de gouvernance informelles comme le G7 ou le G8 ou encore le G20 ou par des initiatives transnationales de gouvernance qui réunissent des Etats, des ONG et le secteur privé. Oui, un certain type de multilatéralisme est en recul, mais d’autres formes émergent.


Qu’est-ce qui explique ce recul?
Pendant longtemps, il existait un compromis libéral entre le gouvernement et le peuple. Il tenait au fait qu’envers l’extérieur, l’Etat menait des politiques économiques ouvertes, libérales en ligne avec les préceptes d’Adam Smith et qu’à l’intérieur, ce même Etat compensait les pertes d’emplois dues à une globalisation croissante et à un renforcement du libre-échangisme. Il obtenait ainsi l’adhésion du peuple. Ce compromis a volé en éclats il y a plusieurs décennies. Aux Etats-Unis, il faut remonter aux années 1980. La libéralisation de l’économie sous la présidence de Ronald Reagan est ce qui a le plus menacé le compromis libéral. On peut assister au même phénomène en Europe et ailleurs, là où les gouvernements ont continué à déréguler l’économie sans garantir, sur le plan social, les filets de sécurité adéquats. La Suisse fait peut-être exception. Avec Donald Trump à la Maison-Blanche, c’est une vraie expérimentation qui commence. Difficile d’en connaître les implications futures. Mais sachant que nombre d’emplois dépendent du commerce international, il y aura certainement des réactions de citoyens américains et d’entreprises qui réaffirmeront leur foi dans l’intégration des marchés.


Dans le cas syrien, le Conseil de sécurité a montré qu’il était incapable d’agir en raison du veto russe et chinois. N’est-il pas l’une des raisons expliquant le manque de crédibilité de l’ONU dans de tels conflits?
Dans la crise syrienne, le Conseil de sécurité a été incapable d’agir même face à des preuves prouvant l’utilisation d’armes chimiques. Dans ce cas, il est resté prisonnier d’un fonctionnement basé sur une organisation reflétant les rapports de force de l’immédiat après-guerre. Cet état de fait mine la crédibilité de l’institution. Mais le tableau est plus nuancé. Dans d’autres domaines, le Conseil de sécurité a bien fonctionné, notamment dans ses efforts en faveur de la non-prolifération nucléaire et dans la lutte contre le terrorisme. Il s’est montré relativement créatif pour contrer les ambitions nucléaires nord-coréennes. Il était aussi uni dans le dossier du nucléaire iranien, dans la gestion des conflits en Afrique. Mais je vois un problème pointer: maintenant que la Russie fait l’objet de sanctions, elle risque d’être beaucoup moins disposée à en imposer à d’autres. Cela a déjà ralenti l’action du Conseil de sécurité au Soudan du Sud et en République centrafricaine.


L’isolationnisme possible de l’administration de Donald Trump va-t-il renforcer ou affaiblir le multilatéralisme?
Si elle choisit une voie très isolationniste, l’accord par exemple sur le nucléaire iranien (JCPOA) sera maintenu même sans les Etats-Unis. Si Washington décide d’appliquer de nouvelles sanctions contre Téhéran, comme le Congrès l’a déjà laissé entendre, l’Amérique va s’isoler.


Genève peut-elle paradoxalement bénéficier de ce recul possible du multilatéralisme en se profilant comme l’un de ses grands promoteurs?
Contrairement à New York où le jeu des puissances prévaut, Genève est ancrée dans l’opérationnel et est beaucoup plus en lien avec le terrain. La culture onusienne de Genève est différente de celle régnant sur l’East River. Mais New York pourrait moins souffrir d’une réduction draconienne (entre 40 et 50%) de la contribution américaine à l’ONU. Une telle réduction aurait un impact disproportionné sur les agences actives dans l’opérationnel dont beaucoup sont installées à Genève. C’est d’autant plus préoccupant que le budget de l’ONU est gelé depuis deux ans.


L’ordre mondial en place depuis 1945 a-t-il vécu?
Le modèle libéral n’a jamais été aussi menacé, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Il l’est par ce qu’on appelle le transnationalisme islamiste incarné par Daech (groupe de l’Etat islamique) qui offre une vision fondamentalement différente de l’ordre mondial. Ce mouvement apparaît un peu partout sur la planète. Mais existant en faible nombre, il ne va très probablement pas s’imposer. Il l’est aussi par l’émergence de démocraties dites illibérales qui ne résultent pas de ce mariage entre des institutions démocratiques et un système d’économie de marché, mais qui privilégient le mode autoritaire. On est loin de ce que décrit bien le politologue Robert Packenham. Selon ce dernier, les Américains ont toujours cru que l’économie de marché, un climat favorable aux investissements et des politiques démocratiques allaient se renforcer mutuellement. C’est l’hypothèse de la paix démocratique. Aujourd’hui, les démocraties illibérales comme la Chine, la Russie, les Philippines et la Turquie ont le vent en poupe. On pensait que ce type de gouvernance avait disparu à tout jamais au cours du XXe siècle. Il revient en force.