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Prix de la Fondation pour Genève
29 November 2019

L’historien du nazisme devenu bâtisseur de la Genève internationale

Prix de la Fondation pour Genève : directeur de l’Institut, Philippe Burrin est récompensé pour son parcours exceptionnel.

Lundi, la Fondation pour Genève remettra son prix annuel à Philippe Burrin. Cette distinction récompense «l’engagement exceptionnel en faveur de la Genève internationale dans le domaine académique» du directeur de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), qui quittera ses fonctions l’an prochain.

Le parcours de ce Valaisan d’origine, âgé de 67 ans, n’était pas tracé. Professeur d’histoire internationale, Philippe Burrin a changé de vie il y a quinze ans. Spécialiste du fascisme et du nazisme, témoin au procès de Maurice Papon en 1997, il est pressenti pour le Collège de France. Il choisit de rester Genevois et de reprendre les rênes de l’institut qui l’a formé. Un pari risqué.

Nouvelle institution
En 2004, sa nomination à la tête d’HEI (Hautes Études internationales) suscite des doutes. L’intellectuel saura-t-il gérer la maison et rétablir sa renommée? Fondée en 1927, la petite institution du parc Barton croule sous le nombre d’étudiants et traverse une crise d’identité. Son étoile a pâli: un rôle dans la Genève internationale affaibli, la quête d’un directeur qui échoue à plusieurs reprises.

La Confédération et le Canton veulent redresser la barre et revigorer le domaine des études internationales. Cela passe par la fusion d’HEI et de l’IUED (Institut universitaire d’études du développement). Un défi, au vu de «deux institutions si différentes, en perte de vitesse, menacées par le chacun pour soi et la concurrence internationale», rappelle le secrétaire d’État de l’époque, Charles Kleiber, qui fut le principal artisan du changement de cap et qui se félicite aujourd’hui du résultat.

«Les résistances étaient sérieuses, confirme Charles Beer, alors conseiller d’État genevois responsable de l’Instruction publique. L’appui de Berne ne suffisait pas. Il fallait créer un nouveau projet. Rapide, synthétique, Philippe Burrin a incarné un leadership que personne n’aurait pu imaginer à l’époque. C’est une personnalité exceptionnelle, visionnaire, qui s’est révélée dans sa fonction.»

Projet académique
Dès 2008, l’IHEID abandonne le bachelor et se concentre sur les masters spécialisés et le doctorat. L’objectif: rejoindre les meilleures institutions du monde.

L’ancien professeur place la barre haut pour sélectionner les enseignants et les étudiants. Il développe une culture de la qualité, encourage la création de centres de recherche, pousse à la féminisation et au rajeunissement du corps professoral.

Cette politique ne va pas de soi. Certains s’émeuvent de voir la pratique du français s’étioler au profit de l’anglais, les taxes augmenter et les étudiants suisses se raréfier. Le directeur ne cille pas. «Il a une aversion contre la médiocrité qu’il ne cache pas», souligne Isabelle Werenfels, responsable de la recherche sur le Maghreb à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité et ancienne vice-présidente du conseil de fondation.

Cet élitisme ne dérange pas l’ancien magistrat socialiste Charles Beer, désormais membre du conseil de fondation de l’IHEID: «Philippe Burrin peut être extrêmement dur dans le conflit – j’ai eu l’occasion de croiser le fer avec lui. Mais la vision est cohérente: aux côtés d’une université généraliste et publique, Genève pouvait se doter, dans le cercle de la Genève internationale, d’une institution sélective et ouverte sur le monde.»

Parc immobilier
Troisième défi: doter l’IHEID, à l’étroit dans des bâtiments vieillots, d’un campus. Se muant en entrepreneur, le directeur négocie avec les politiques, les architectes, les entreprises de travaux publics, les banquiers. Il obtient près de 200 millions de francs de mécènes et de fondations. Une bonne part sert à financer des constructions, le reste va à des chaires et à des bourses.

Trois bâtiments sortent de terre. En 2012, la Maison des étudiants (230 lits, grâce à un don du banquier Edgar de Picciotto). En 2013, la Maison de la paix (financée par Berne, le Canton, des dons et un emprunt gagé sur les loyers d’une partie de l’immeuble). En 2020, un autre immeuble de logements étudiants (680 lits), dessiné par l’architecte japonais Kengo Kuma, s’achèvera près de la route de Ferney, grâce notamment au soutien d’une fondation genevoise. Enfin, la rénovation du domaine Barton débute.

Si la rivalité avec l’Université de Genève a longtemps alimenté la chronique, la collaboration prime désormais. Beau joueur, le recteur salue le parcours de son collègue de la Rive droite, en particulier sa levée de fonds privés qui apporte «une certaine autonomie à l’égard des subventions publiques et a permis d’offrir à Genève un bâtiment emblématique pour la Genève internationale, la Maison de la paix». Une remarque toutefois: l’IHEID, si fortement incarné par Philippe Burrin, pourrait à l’avenir renforcer son ancrage dans la Genève locale et s’orienter vers un management moins solitaire.

Pouvoir solitaire
La concentration du pouvoir? Peut-être. Les anciens superviseurs du directeur ne s’en émeuvent pas. «Ce qui m’a toujours impressionnée, c’est la combinaison entre une immense énergie entrepreneuriale, une joie de diriger, un goût de la provocation avec une vision très claire et une profondeur académique. Philippe Burrin peut générer plus d’idées en une seule réunion que d’autres en un an», estime Isabelle Werenfels, qui apprécie son «auto-ironie et son humour noir».

Ancien directeur de l’IUED, Jacques Forster présida quatre ans le conseil de fondation. Il loue quant à lui la «grande clairvoyance» de son ancien collègue qui «a réussi à créer une nouvelle institution qui est bien davantage que la somme des deux instituts dont elle est issue».

Le lauréat de la Fondation pour Genève offre à ses yeux une «combinaison rare d’excellence académique et d’esprit d’entreprise: sous sa direction, l’IHEID a développé un projet académique dont la qualité lui assure un rayonnement international». Sur un plan personnel, il salue «la clarté, la précision et la franchise de ses propos; une qualité aussi souvent appréciée par celles et ceux qui ne partagent pas ses points de vue».


«UN PESSIMISME CRÉATIF»
Chercheur et enseignant, vous êtes devenu directeur et entrepreneur à 52 ans. Qu’avez-vous appris?

Le monde de l’action m’a fait découvrir l’importance d’un travail collectif qui consiste à fixer des objectifs, trouver des moyens et mobiliser des appuis. J’ai eu la chance de faire cet apprentissage en préservant des qualités qui appartiennent au monde de la pensée: le souci de rigueur, la volonté de cohérence, la persévérance dans l’effort.

On peut vous reprocher un exercice solitaire du pouvoir.
Je comprends cette perception qui découle en partie de la diversité de mes activités, universitaires et non universitaires. Mais elle fait peu de cas de la supervision étroite du conseil de fondation, de l’importance des organes institutionnels, notamment de ceux qui assurent le contrôle de qualité et où les professeurs tiennent une place centrale, du travail d’équipe, du temps consacré à la concertation et à l’écoute.

Charles Kleiber vous décrit comme «un universitaire de haut vol devenu un entrepreneur de la connaissance, qui puise sa force dans un «pessimisme créatif». Juste?
Ayant travaillé sur les guerres mondiales et les régimes totalitaires, je serais optimiste si je pensais que les désastres sont une affaire du passé. Mais comme le pire n’est jamais sûr, autant utiliser le temps pour préparer un avenir meilleur.

Fin août 2020, vous céderez votre place à Marie-Laure Salles. Quels défis l’attendent?
L’institut est solide. Ses atouts sont enviables: qualité des professeurs et des étudiants, dynamisme de la recherche, diversité du financement. Je me réjouis qu’ait été désignée une personnalité qui saura continuer l’essor actuel et gérer les changements nécessaires, en particulier celui qui découle de la numérisation.

Allez-vous retrouver le monde de la pensée?
J’ai peine à imaginer un monde plus attirant. Une équipe n’est pas nécessaire, l’équipement est modeste – des livres, un ordinateur, quelques neurones –, le temps se libère de l’horloge.

Cet article rédigé par Sophie Davaris a été publié dans la « Tribune de Genève » le 29 novembre 2019.

Photo ©Tribune de Genève.