Les chiffres sont impressionnants. Mardi, le Haut-commissariat aux réfugiés de l'ONU communiquait que 660 000 Ukrainiens avaient déjà fui leur pays depuis le début de l’invasion russe le 24 février. Selon les chiffres mis à jour mercredi, plus de 200 000 personnes supplémentaires avaient franchi la frontière avec les pays voisins, principalement vers la Pologne. Directeur du centre des migrations globales à l’Institut des hautes études internationales et de développement à Genève, Vincent Chetail analyse cet exode.
Le Temps: Quelle sera l’ampleur de l’exode des Ukrainiens?
Vincent Chetail: Le chiffre réel des arrivées dans les pays voisins dépasse probablement déjà le million de personnes, le tout en moins d’une semaine. C’est très rapide mais pas surprenant. L’Ukraine compte 44 millions d’habitants et l’invasion russe vise des zones densément peuplées. Si les combats continuent, la fuite des Ukrainiens va continuer. Si la guerre s’installe durablement, ce qui est à craindre, certaines estimations évoquent 5 voire 7 millions de réfugiés et personnes déplacées internes. Je me méfie de ces estimations qui peuvent être instrumentalisées pour faire peur aux opinions. Mais je ne serais malheureusement pas surpris par de tels chiffres.
Est-ce une crise sans précédent?
La dernière crise des réfugiés à laquelle le continent a fait face date de 2015. Cette année-là, 1,2 million de réfugiés étaient arrivés sur le territoire de l’Union européenne, en grande majorité des Syriens mais aussi des Afghans et des Erythréens. L’exode des Ukrainiens dépassera la semaine prochaine le nombre des réfugiés de 2015. Le seul précédent comparable en termes d’ampleur en Europe est lié aux déplacements forcés provoqués par la guerre dans les Balkans dans les années 1990.
La plupart des réfugiés ukrainiens sont des femmes, des enfants et des personnes âgées. Est-ce un cas particulier?
Dans le monde, la majorité des réfugiés sont des femmes et des enfants. Avec l’Ukraine, ce déséquilibre est très prononcé, car les hommes en âge de combattre ont l’interdiction de sortir du pays. Mais cette conscription de masse cessera si le gouvernement ukrainien est renversé, même si la guerre contre l’occupation russe continue.
Les pays limitrophes ont ouvert leurs frontières aux Ukrainiens et font preuve d’une solidarité sans faille, cela peut-il durer?
Le contraste est saisissant avec toutes les autres crises qu’a connues l’Europe. En décembre et janvier dernier, quand à peine 10 000 réfugiés irakiens ou kurdes ont tenté d’entrer en Pologne et en Lituanie, c’était l’hystérie. La Pologne a hurlé à l’invasion, déclaré l'état d'urgence mobilisé l’armée qui a refoulé des familles dans le froid. A Bruxelles, la commission européenne a même proposé de déroger aux règles d’asile. En été dernier, le président Emmanuel Macron avait déclaré vouloir lutter contre l’afflux d’Afghans après le retrait américain catastrophique d’Afghanistan. En quelques semaines, l’Europe est passée des barbelés aux centres d’accueil. Je suis agréablement surpris mais cela me laisse aussi songeur. J’espère que le réveil de l’hospitalité européenne sera durable et pas seulement en faveur des Ukrainiens, qui nous sont proches géographiquement et aussi parce que nous avons un ennemi commun en la personne de Vladimir Poutine.
Pensez-vous que Vladimir Poutine vise aussi à favoriser l’exode des Ukrainiens pour déstabiliser l’UE?
C’était vrai, il y a quelques semaines, la Biélorussie a sciemment envoyé des réfugiés traverser la frontière avec la Pologne et la Lituanie. Ils avaient été transportés en Biélorussie à bord d’avions de compagnies russes. Mais je ne vois rien de comparable avec l’Ukraine. La fuite des Ukrainiens témoigne de la violence de l’agression russe. Moscou voulait conquérir l’Ukraine et ses habitants. Le fait qu’ils quittent aussi massivement le pays est tout sauf une bonne nouvelle pour Vladimir Poutine.
En Afrique, on est indigné par les double standards de l’Europe. Est-ce justifié?
Le fait que des ressortissants africains ou indiens ne puissent pas franchir la frontière ou soient expédiés au bout des files d’attente est inadmissible. La protection offerte par la Convention de Genève de 1951 s’applique à tous les réfugiés, qu’ils soient ukrainiens, africains ou syriens. Je suis choqué par les discours selon lesquels les Ukrainiens nous ressembleraient davantage et seraient plus diplômés. Nous devons prendre garde à ne pas installer un système d’asile racialiste. Ce sursaut européen doit profiter à toutes celles et ceux qui fuient pour leur vie. Avec son approche très sécuritaire de l’asile, l’Europe avait oublié cette obligation morale et juridique.
L’afflux des réfugiés syriens ou les traversées en Méditerranée ont eu pour conséquence la montée de l’extrême-droite dans plusieurs pays européens. L’accueil des Ukrainiens produira-t-il les mêmes effets?
J’espère que les opinions publiques sont immunisées contre la rhétorique de l’invasion. L’afflux de réfugiés en 2015, comme vous le dites, ne représentait que 0,4% de la population européenne. Dans le monde, 86% des réfugiés se trouvent dans les pays du Sud. Les peurs ne dépendent pas du nombre réel de réfugiés mais de l'instrumentalisation des politiques et leaders d'opinion. Or, ces derniers jours, je suis frappé d’entendre Marine Le Pen louer les vertus de la Convention de Genève protégeant les réfugiés. C’est aussi pour cette raison que je crains les discriminations. L’extrême-droite préfère les réfugiés blancs et chrétiens à ceux musulmans soupçonnés de terrorisme. Selon les études, les actes terroristes sont à 95% commis par des nationaux.
La solidarité entre les pays européens pour mieux répartir les réfugiés ukrainiens va-t-elle pour une fois fonctionner?
Adoptée en 2000, la directive de protection temporaire européenne, qui vise à une répartition des réfugiés, est toujours restée lettre morte. Cette fois, les pays d’Europe de l’Est seront d’accord pour une répartition, car cela les soulagera. Mais ce système n’est pas la panacée. Il offre une protection temporaire et permet de parer au plus urgent. Mais, sur le moyen terme, il ne faut pas qu’il aboutisse à un droit à l’asile au rabais qui viserait à contourner la Convention de Genève. Si la guerre se poursuit, les Ukrainiens devront pouvoir travailler et s’intégrer dans leur pays d’accueil.
La Suisse sera-t-elle concernée par l’afflux de réfugiés ukrainiens?
Il y aura une augmentation des demandes d’asile mais rien de comparable aux pays limitrophes de l’Ukraine. La diaspora ukrainienne est moins importante qu'en Pologne ou même en Italie ou en Espagne. Berne n’est pas lié par la directive européenne sur la protection temporaire mais elle pourra choisir d’accueillir un quota de réfugiés ukrainiens, auquel cas ils déposeront leur demande d’asile en Suisse.
Interview conduite par Simon Petite, publiée dans Le Temps du 03 mars 2022