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28 July 2011

L’entrepreneuriat social

Le professeur Jean-Michel Servet analyse l'émergence du «social business».


Muhammad Yunus au Social Business Forum Asia, Fukuoka Japon 21-23 Juillet 2011

L’entrepreneuriat social, ou «social business» émerge. Ces entreprises cherchent le simple équilibre financier et veulent répondre à des besoins de populations à faibles revenus. Leur efficacité reste à démontrer.

Pendant un quart de siècle, la construction des sociétés civiles a été marquée par un compromis entre une logique néolibérale et certains intérêts des ONG, porte-parole de revendications des populations. Ce compromis s’est fait grâce à l’essor de fondations se substituant à l’Etat et de la responsabilité que des entreprises et leurs propriétaires s’attribuent pour répondre à des besoins qu’ils jugent prioritaires. Ce compromis n’aurait pas été possible sans l’appui de communes, régions, Etats, ensembles supranationaux ou organisations internationales. Les subventions et les appels d’offres font que les ONG ont pu agir comme instrument de subsidiarité de l’Etat.

La forme la plus connue du capitalisme philanthropique, et la plus importante par le volume financier concerné, est celle des fondations d’entreprises ou de riches particuliers dont les revenus proviennent directement ou indirectement d’entreprises. Elles correspondent à un engagement sociétal puisque le projet, ou l’organisation, soutenu peut être très éloigné du corps de métier de l’entreprise finançant la dépense.

Une nouvelle forme du capitalisme philanthropique, le «social business» (entrepreneuriat social), rompt avec cette logique de subventions. Il propose une étape en quelque sorte supérieure de la mise en place du projet néolibéral en créant aussi des substituts de l’action publique ou collective. Ces entreprises de production de biens et services n’ont pas pour but la maximisation et la répartition des bénéfices réalisés au bénéfice des actionnaires. Elles visent le simple équilibre financier afin, en vendant à bas prix leurs produits, de répondre à la satisfaction d’un besoin matériel particulier de populations à faibles revenus. C’est une forme de responsabilité sociale en relation directe avec le corps de métier de l’entreprise qui prend ce type d’engagement et fait plus largement bénéficier la société de ses savoir-faire.

Les modalités de fonctionnement du «social business» sont supposées similaires à celles de toute entreprise soumise à la concurrence. Ses promoteurs prétendent que l’économie dite «de marché», autrement dit aussi de propriété privée est plus efficace pour produire des biens et des services. Mais, l’objectif de ces entreprises n’est pas la maximisation et la répartition des bénéfices au profit de leurs actionnaires. La satisfaction des besoins de ceux qualifiés de «pauvres» devient l’objectif affiché. La gamme de biens et services que le «social business» propose est beaucoup plus large que le champ de services et de biens généralement jusque-là offerts par les organisations de la société civile.

Si la forme juridique est inhabituelle, le projet d’atteindre des couches de populations à bas niveau de revenu en mobilisant une part de philanthropie n’est pas nouveau; la différence est qu’il était antérieurement réalisé à l’intérieur des entreprises dans un département spécialisé. Il est ici autonome de l’entreprise mère. Aucune étude scientifique n’a, à ce jour prouvé de manière définitive, que la création de filiales de type «social business» était plus efficace qu’une activité philanthropique menée par une branche particulière d’une entreprise visant une clientèle à faible niveau de vie ou en soutenant des ONG. Encore moins que ce type de productions de biens et services était plus efficace que des institutions mutualistes ou coopératives ou même que des interventions publiques ou d’économie mixte.

Muhammed Yunus n’est pas le seul à avoir développé ce type de stratégie. Mais il en offre l’exemple le plus frappant par le nombre et la diversité des entreprises mises en place autour de la Grameen Bank. Selon les sources, le nombre d’entreprises en relation au Bangladesh avec elle varie d’une cinquantaine à 27, allant du textile à la formation, en passant par la construction ou la haute technologie. Parmi ses initiatives récentes, une association avec Adidas afin de produire des chaussures coûtant moins d’un dollar. La stratégie est internationale par les accords passés avec des groupes allemands (BASF, Adidas), américain (Intel), français (Veolia, Danone) et japonais (Uniqlo). On reconnaît ici la grande capacité du prix Nobel de la Paix à mobiliser des énergies et des capitaux autour d’un projet visant à satisfaire un besoin non ou très mal satisfait pour un grand nombre de familles parmi les plus démunies, tout en tenant un discours anti-étatiste.

Voyons certains objectifs et limites du «social business» promu par M. Yunus, avec l’exemple de la production du «yaourt qui rend fort» soutenue par Danone. Le but affiché est de lutter contre la malnutrition des enfants. Or pour acquérir ce complément alimentaire, il faudrait qu’une famille pauvre de quatre enfants y consacre au moins 10% de son revenu, ce qui, malgré le faible prix, paraît largement irréaliste. Côté production, si on relève plusieurs dizaines d’emplois et que le pourcentage du prix de vente allant aux producteurs de lait (30%) est élevé, il n’y a pas d’appui notable à l’amélioration de la productivité très faible des vaches (deux à cinq litres de lait par vache par jour).

Côté distribution, une part du coût du yaourt provient de son emballage plastique. Il serait plus écologique de recourir à des récipients traditionnels locaux en fer ou en terre cuite. Danone impose avec ce pot en plastique un modèle de consommation. Ce qui est vrai de l’emballage l’est aussi de la concurrence du produit avec des productions et commerces informels. Se créent ainsi des modes nouveaux de dépendance dans le travail et la commercialisation, ouvrant la voie à des extensions futures des marchés pour les multinationales.

Les anciennes modalités de l’aide au développement proposaient d’améliorer la qualité des produits consommés et les techniques de leur production, y compris par la formation des mères de famille. Il s’agit à travers le «social business» d’intégrer les populations «pauvres» à une consommation de masse largement normalisée par les grandes firmes. Ce faisant, l’entrepreneuriat social ne propose ni de véritables progrès des conditions techniques et sociales de la production, ni d’avancées démocratiques par l’implication des consommateurs dans les choix productifs et commerciaux. Son extension à des services publics tels que la fourniture d’eau, de soins médicaux ou d’éducation pose la question de leur marchandisation. Son essor constitue une prise de conscience par les leaders de l’économie dominante et favorise des productions à bas coûts. Mais ce partenariat avec certains acteurs de la société civile ne peut résoudre le lancinant problème de la pauvreté.

Jean-Michel Servet est professeur d’études du développement. Il est spécialiste de l’économie et du financement du développement, d’économie sociale et solidaire, d’histoire de la pensée économique, monétaire et financière, de l’exclusion financière et de la crise et de socioéconomie.

Cet article a été publié dans Le Temps du 25 juillet 2011.

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