Comme si l’invasion de l’Ukraine par la Russie contre laquelle les États-Unis et l’Europe ont mobilisé leurs forces et qui a plongé le monde dans une crise politique et économique de très grande envergure ne suffisait pas, la récente visite à Taïwan de Nancy Pelosi, présidente de la chambre des représentants américaine et troisième personnage dans la ligne protocolaire du pouvoir à Washington, a jeté de l’huile sur le feu d’une relation de plus en plus tendue avec Pékin. Cela à déclenché l’ire de la Chine (qui a encore été attisée par la venue subséquente d’une délégation de parlementaires américains à Taipei) et rapproché la planète de la perspective d’un autre conflit international majeur dans la région Asie-Pacifique cette fois. Malgré tout le respect que l’on peut avoir pour une vieille dame très digne, qui a toujours défendu avec courage les valeurs de la démocratie dans une Amérique en pleine régression où elles sont gravement menacées, on peut légitimement douter du caractère judicieux de cette initiative, aussi inutile que dangereuse et dont les motivations sont probablement plutôt à chercher du côté de la politique intérieure du pays et des prochaines élections législatives de mi-mandat très risquées pour le Parti démocrate et le président Joseph Biden. D’ailleurs, elle a reçu un accueil des plus réservés à Tokyo et Seoul où elle est passée par la suite dans la foulée pour consulter les deux principaux alliés traditionnels des États-Unis dans la région.
En tous les cas, la grave crise que cette visite a déclenchée place tous ceux qui pensent que la démocratie reste le moins mauvais des systèmes politiques devant un dilemme quasi insoluble. C’est en l’occurrence un véritable casse-tête chinois ! Comment en effet défendre efficacement la petite démocratie de Taïwan face au géant totalitaire et impérialiste qu’est la Chine alors que la légitimité du droit international est du côté de Pékin ? Peut-être en insistant, comme nous l’allons faire dans ce papier, sur le fait que celle qui découle de l’histoire est en revanche beaucoup plus discutable, contrairement à ce que qu’affirme avec aplomb sa propagande officielle ? Quoi qu’il en soit, cela pose la question très difficile du droit des peuples à l’autodétermination, au risque d’ouvrir la boîte de Pandore de la stabilité des États-nations et du système international.
En cette période de déclin démocratique généralisé, Taïwan constitue une brillante exception à la règle qui mérite d’être saluée. Depuis le début de la démocratisation du pays, vers la fin des années 80, il s’est en effet progressivement imposé comme le plus démocratique de toute l’Asie et même du monde non-occidental. D’après le classement annuel en la matière établi par l’EIU, il a intégré en 2020 le groupe très restreint de la vingtaine de démocraties complètes (full democracies) que compte la planète et s’est classé au 8e rang mondial en 2021, avec un score de 8,99 (sur un maximum de 10). Cela place Taïwan juste derrière les champions habituels que sont les cinq pays scandinaves du nord de l’Europe, la Nouvelle-Zélande et l’Irlande, juste devant l’Australie et la Suisse, 9e ex-aequo avec un score de 8,90. La petite île extrême-orientale ressort aussi nettement devant la Corée du Sud et le Japon, les deux seuls autres pays d’Asie à figurer dans ce groupe, classés quasiment ex-aequo au 16e et 17e rang mondial avec un indice démocratique de respectivement 8,16 et 8,15. Le classement de Freedom House est concordant, considérant Taïwan comme un pays entièrement libre (free) avec un score de 94 en 2021, juste après le Japon qui obtient 96 mais loin devant la Corée du Sud qui se voit attribuer seulement 83 (sur un maximum de 100).
Une telle performance est d’autant plus remarquable que la démocratie taïwainaise vient de fort loin ! Après sa défaite en 1949 face au parti communiste de Mao Zedong, le général Tchang KaÏ-chek qui préside la République de Chine (RoC) et dirige le parti nationaliste du Kuomintang s’est en effet repliée avec ses troupes et environ 1,5 million de ses partisans sur l’île de Taïwan. Le début de la guerre froide avec le conflit en Corée et la protection bientôt étendue à Taïwan par les États-Unis vont empêcher la République de Chine populaire (RPC) de parachever par la conquête de l’île sa mainmise sur l’ensemble du territoire national qu’elle estime être sien. Sur cette dernière la population va alors se voir imposer une sévère dictature militaire, une loi martiale d’airain et un régime de parti unique, le Kuomintang, qui dureront près de 40 ans, survivront à la mort de Tchang Kaï-chek en 1975 et (traditionnelle succession dynastique orientale oblige !) perdureront sous l’égide de son fils Tchang Ching-kuo, pratiquement jusqu’à son propre décès en 1988.
Dans l’intervalle, le développement économique de l’île a été spectaculaire, faisant de Taïwan l’un des quatre « petits dragons » du fameux « miracle de l’Asie Orientale », avec la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour. Cela a entraîné des changements sociaux profonds, une hausse rapide du niveau d’éducation général et l’émergence d’une classe moyenne entrepreneuriale qui supporte de plus en plus mal la dictature et demande un changement politique. Il sera ainsi mis fin dès 1986 au régime de parti unique dont bénéficiait le vieux Kuomintang, représentant surtout les intérêts des nationalistes venus de Chine continentale, avec la création la même année du Minjindang ou PDP (Parti démocratique progressiste), qui porte plutôt les aspirations de la population locale originaire ou native de Taïwan et va devenir son principal rival dans un système multipartiste.
En 1987, la loi martiale sera enfin levée et en 1988, à la mort de l’héritier de la « dynastie » des Tchang, le parlement, toujours dominé par le Kuomintang, élira à la présidence Lee Teng-hui, vice-président en fonction et membre dirigeant du parti nationaliste mais premier leader du pays à être né à Taïwan, qui va rester en fonction jusqu’en 2000 et se révéler comme l’artisan de la transition démocratique. En 1992 auront lieu les premières élections législatives libres du pays et le suffrage universel direct pour les présidentielles sera établi en 1998. Il verra la victoire du Minjindang avec l’élection en 2000 du juriste né à Taïwan Chen Shui-bian, mettant ainsi fin à un demi-siècle de domination absolue du Kuomintang, le président sortant étant même réélu en 2004 dans une ambiance politique encore instable et conflictuelle. Mais depuis lors, la démocratie s’est approfondie et s’est fermement établie à Taïwan, avec un jeu d’alternance classique au pouvoir des deux grands partis dominant la vie politique. Le Kuomintang gagnera les élections de 2008 et réoccupera le pouvoir jusqu’en 2016 sous la présidence de Ma Ying-jeou puis le Minjindang lui succédera alors avec la victoire de l’actuelle présidente Tsai Ing-wen qui a été réélue en 2020 et restera en fonction jusqu’en 2024.
Bref, Taïwan est devenue en une trentaine d’années une démocratie exemplaire qu’il faut soutenir et défendre avec force face à une Chine totalitaire au nationalisme exacerbé qui veut lui faire subir le sort qu’elle a réservé récemment à Hong Kong (dont la situation et l’histoire étaient très différentes). C’est d’ailleurs la crainte d’une grande majorité de la population de l’île qui est apparemment satisfaite du système démocratique dans lequel elle vit désormais et ne tient absolument pas être rattachée en tant que 23e province à la Chine continentale. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle soit favorable à une indépendance formelle, mais elle adhère au minimum au statu quo actuel qui consiste à la pratiquer sans la proclamer.
Cette dernière perspective reste inacceptable pour Pékin qui tient absolument à réintégrer Taïwan avant le 100e anniversaire de la RPC en 2049 en s’appuyant sur le fait que sa légitimité à être seule et unique représentante de la Chine au regard du droit international et de la reconnaissance au sein du système de l’ONU est acquise et indiscutable. Pourtant, en 1945, c’est tout naturellement la RoC nationaliste dirigée par Tchang KaÏ-chek qui a initialement occupé le siège permanent auquel le pays a droit au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies nouvellement créés en tant que membre de l’alliance des vainqueurs de la seconde guerre mondiale. Mais, dès sa victoire en 1949, la RPC de Mao Zedong revendique aussi ce siège. Et comme les deux régimes adhèrent au « principe d’une seule Chine », la RoC réfugiée à Taipei rêvant de reconquérir la Chine continentale et la RPC d’annexer l’île de Taïwan, cela pose rapidement un problème à l’ensemble des pays de la communauté internationale. Après l’Inde qui l’a reconnue en premier peu après son indépendance en 1947, un certain nombre de pays européens comme le Royaume-Uni, quatre des pays scandinaves et la Suisse (sous l’égide du Conseiller fédéral Max Petitpierre, alors à la tête du Département de affaires étrangères) jouent toutefois le réalisme et décident de reconnaître dès 1950 la RPC comme seule représentante légitime de la Chine, établissant des relations diplomatiques avec Pékin et les rompant en conséquence avec Taipei. La diplomatie de la RPC développe dès lors une stratégie agressive pour pousser son avantage, amenant de nombreux autres pays à suivre le mouvement, la France du général de Gaulle rejoignant ce club en 1964. Le tournant crucial se situe néanmoins en octobre 1971 quand l’AG de l’ONU adopte la résolution 2758 par laquelle la RPC est reconnue comme seule représentante légitime de la Chine, avec expulsion concomitante des représentants de la RoC de Taïwan. Devant cela, le Japon franchit le pas en 1972 puis les États-Unis de Nixon et Kissinger, engagés dans leur politique de détente vis-à-vis de Pékin, font finalement de même en 1979.
Depuis lors et surtout avec la montée en puissance de la RPC, le succès époustouflant de son économie devenue la deuxième du monde en quarante ans et sa capacité à financer d’énormes projets d’infrastructures dans le cadre de sa stratégie des « Routes de la soie », la dégringolade s’est poursuivie pour la RoC. Aujourd’hui, il n’y a plus que 14 pays dans le monde, en majorité des micro-États insulaires, qui reconnaissent Taïwan : 4 en Océanie, 4 dans les Caraïbes, 3 en Amérique Centrale, 1 en Amérique du Sud, le Paraguay, 1 en Afrique, le Swaziland (devenu Eswatini depuis 2018), ainsi que le Vatican, qui sera à n’en point douter le « dernier des Mohicans ». Après le Niger, l’Afrique du Sud, le Lesotho et la Macédoine ces dernières années, le dernier pays à avoir changé de camp est le Nicaragua en 2021. En revanche, 57 pays ont quand même conservé des relations « non diplomatiques » avec Taïpei, dont la plupart des grandes puissances membres du G20 avec lesquels l’île continue à avoir d’importants échanges économiques, commerciaux, industriels et financiers. En dépit de cela, la légitimité de Pékin à représenter la Chine « seule et unique » sur le plan international peut difficilement être mise en doute.
Il n’en va pas de même pour sa légitimité historique à revendiquer l’appartenance de Taïwan au territoire national chinois. En effet, jusqu’au milieu du 16e siècle, l’île de Taïwan, qui n’a d’ailleurs pas encore de nom bien établi dans la tradition chinoise, est habitée par une population austronésienne, probablement à l’origine du peuplement d’une grande partie de l’Océanie, et est restée largement isolée, à l’écart des troubles agitant le continent. Elle n’a jamais soulevé le moindre intérêt des dynasties successives qui ont dominé la Chine depuis celle des Qin qui a réalisé, deux siècles avant notre ère, une première forme d’unité du pays. En fait, paradoxe de l’histoire, l’île n’est sortie de son isolement qu’au tout début de l’expansion coloniale européenne en Extrême-Orient, quand une poignée de marins et marchands portugais « découvrent » cette terre, qu’ils vont baptiser « Ilha Formosa » ou « l’île magnifique », et y établir un premier comptoir en 1544. Ils seront supplantés en 1624 par les Hollandais, qui vont dominer les routes maritimes du monde entier pendant tout le 17e siècle et s’installent à Tainan, dans le sud-ouest de Formose, alors que la dynastie des Ming, au pouvoir à Pékin depuis 1368, est en plein déclin et a d’autres préoccupations avec les sécheresses, les épidémies, les famines et les révoltes qui affligent l’Empire du milieu.
Les choses ne vont changer qu’avec la prise des pouvoir par les Mandchous qui fondent en 1644 la dernière dynastie impériale chinoise, celle des Qing. Toutefois, la résistance contre ces envahisseurs non chinois venus du nord, s’organise dans le sud du pays autour de la ville côtière de Xiamen et de la maison princière des Tang, restée fidèle aux Ming, sous la houlette d’un aventurier membre des Triades et fils d’un ancien pirate et d’une mère japonaise qui passera à la postérité sous le nom de Koxinga. Devant l’offensive mandchoue, il décide de se replier avec ses troupes sur l’île de Formose dont il chasse les Hollandais en 1662 pour y fonder l’éphémère royaume de Tungning qui est finalement défait en 1683 et absorbé dans l’empire des Qing. Ces derniers continuent cependant à n’avoir aucun intérêt pour cette île considérée comme l’arrière-cour lointaine de la province du Fujian, rapatrient les troupes amenées par Koxinga et interdisent même aux populations d’origine chinoise (Han) de s’y installer ! Ensuite, la Chine des Qing se ferme largement aux contacts extérieurs au 18e siècle et l’île de Formose reste isolée et fréquentée sporadiquement par les seuls pêcheurs de la côte du Fujian. Il faut attendre le 19e siècle pour véritablement voir le début de son peuplement progressif par des populations Han chassées des provinces côtières de l’empire par les guerres et les famines qui accompagnent le boom démographique sur le continent et accélèrent le déclin du pouvoir mandchou. Cela crée d’ailleurs de nombreux conflits avec les populations locales que Pékin essaye de gérer comme il le peut dans une attitude relativement négligente.
Ce n’est finalement qu’en 1885 que l’île se voit attribuer un statut de province dotée d’un gouverneur et devient formellement une part reconnue et constitutive de l’empire Qing sous le nom de Taïwan. Cela ne va toutefois durer que dix ans puisque qu’au terme de la guerre sino-japonaise de 1894-95, la Chine cède « à perpétuité » Taïwan et les îles Pescadores voisines au Japon par le fameux traité de Shimonoseki ! L’île restera ensuite un demi-siècle, jusqu’à la défaite nippone de 1945, sous la coupe du Japon qui y appliquera la politique de modernisation économique et sociale inaugurée sous l’ère Meiji et y aura une influence déterminante, base du succès de son développement ultérieur. Puis, en 1945, Taïwan revient comme on l’a vu dans le giron de la Chine nationaliste de Tchang Kaï-chek qui s’y replie en 1949 après la victoire des communistes de Mao Zedong sur le continent.
Si l’on résume l’histoire de Formose-Taïwan, l’île est donc restée totalement indépendante pendant des millénaires, a été légèrement affectée par les colonisateurs Portugais pendant 80 ans et Hollandais pendant 20 ans, dominée par les Mandchous de manière très superficielle pendant deux siècles et à la fin formelle mais pendant tout juste 10 ans, puis profondément transformée par les Japonais pendant 50 ans avant de devenir le refuge de la RoC nationaliste depuis exactement 73 ans. La légitimité historique du pouvoir en place à Pékin à revendiquer l’appartenance au territoire national de l’île de Taïwan, qu’elle a administré directement cinq fois moins longtemps que le Japon, n’est donc ni très solide ni bien convaincante !
C’est donc plutôt sur cet argument qu’il faut insister pour défendre la démocratie de Taïwan et le droit de sa population à s’autodéterminer et choisir le régime politique qui lui convient. Si Pékin peut affirmer sans vergogne, comme il vient juste de le faire, que Hong Kong n’a jamais été une colonie britannique (!), on devrait pouvoir lui opposer le fait que Taïwan n’a quasiment jamais été une possession chinoise ! Mais il faut bien avouer que cette argumentation a peu de chances de succès face à la rhétorique ultra-nationaliste de la RPC. La solution de large autonomie trouvée en 1999, au moment du retour de Hong Kong dans le giron chinois, connue comme la formule d’« un État deux systèmes », était bien sûr le meilleur compromis possible, mais on a vu comment il a fait long feu avec la mise au pas récente de la cité-État où le mouvement démocratique a soulevé l’ire de Pékin. Il reste peut-être aussi à encourager les pays qui sont aux premières loges et bien placés pour jouer les médiateurs, comme l’Indonésie et ses partenaires de l’ASEAN, à faire émerger un accord acceptable pour les deux parties qui évite le conflit qu’ils craignent plus que tout dans la région Asie-pacifique.
Sinon, en gardant un brin d’optimisme, on peut aussi se dire que la cause de la démocratie n’est pas perdue en Chine populaire, malgré le fait qu’elle est pour l’instant très improbable. En effet, rien de dure pour toujours et un retour de conjoncture économique liée à la « démondialisation » en cours et aux problèmes d’inégalités sociales, d’environnement et de santé publique pourraient bien raviver la contestation au sein du peuple chinois apparemment endormi. Mais quand il se réveillera, pour paraphraser Napoléon 1er et Alain Peyrefitte, les choses pourraient radicalement changer. Après tout, ce n’est pas le traditionalisme de la société chinoise confucianiste qui empêche le pays d’évoluer vers une démocratie, sans cela Taïwan, qui aurait plutôt eu des leçons à donner à Pékin dans ce domaine, ne serait jamais devenu le phare démocratique que l’on admire aujourd’hui ! C’est bien le conservatisme du Parti communiste chinois, accroché à sa position hégémonique et aux privilèges qui vont avec, ainsi que la vision ultra-nationaliste et totalitaire de Xi Jinping qui bloquent toute évolution. Or aucun homme n’est éternel ! Dans l’intervalle, il faut tenir bon sur les principes, en défendant Taïwan avec tous les arguments et moyens possibles, de manière ferme mais en évitant les provocations inutiles, en faisant tout ce qui est possible pour éviter un conflit armé qui scellerait le rapprochement entre la Russie et la Chine et serait une catastrophe pour la région et le monde entier.
Lisez une version de cet article publiée par The Conversation ici.