L’arrestation, le 19 mars, d’Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul et principal challenger du président Erdoğan, a confirmé le basculement de la Turquie dans une forme non déguisée d’autoritarisme, bien au-delà de la catégorie euphémique de la « démocratie illibérale ». Mais l’ampleur des manifestations populaires qui se succèdent dans tout le pays pour exiger sa libération et les 13 millions de voix (sur 15 millions de votes) qui se sont prononcées en faveur de sa candidature à la prochaine élection présidentielle, prévue pour 2028, au moment même où il était conduit à la prison de Silivri, ont confirmé la vitalité de la société politique turque. De ce point de vue, la situation n’a rien à voir avec celle qui prévaut en Russie ou dans la plupart des pays du Moyen-Orient. Dans la région, seul l’Iran connaît une capacité comparable de mobilisation politique, dans le contexte particulier d’une République islamique postrévolutionnaire.
Depuis 1876-1878, la Turquie — jadis Empire ottoman — a vu se succéder des phases de crispation autoritaire et de libéralisation politique dont l’alternance a permis la reproduction d’un système d’inégalité et de domination relativement stable et cohérent, de type stato-national (et non plus impérial). Les spécialistes des situations autoritaires sont familiers de ce genre de configuration. Ils parlent de l’enchaînement de moments de « diastole » et de « systole », selon une métaphore brésilienne.
La particularité de la Turquie est de voir les mêmes acteurs assumer successivement les deux politiques d’ouverture et de fermeture. En 1908, le Comité Union et Progrès ouvrit la voie à une révolution libérale et parlementaire, avant d’instaurer une dictature sans merci, en 1913. Les kémalistes ont oscillé entre l’instauration d’un régime de parti unique et l’acceptation du multipartisme qui connaîtra lui-même, à la fin des années 1960, une dérive autoritaire assez similaire à celle de Recep Tayyip Erdoğan, à laquelle mit fin l’armée. Mais chacune des interventions militaires qui sont ensuite survenues de manière régulière a in fine été désavouée par l’électorat.
Erdoğan lui-même, dont l’arrivée au pouvoir, en 2002-2003, a été rendue possible par la libéralisation politique qui a suivi le putsch de 1980, est, dans un premier temps, allé beaucoup plus loin dans la démocratisation de la Turquie que ses prédécesseurs. Son raidissement, à partir de 2010-2011, et les protestations populaires qui y ont répondu — notamment celle de Gezi, en 2013 — doivent être lues à l’aune de cette temporalité d’une situation autoritaire maintenant vieille d’un siècle et demi.
Il est à craindre que le rapport de force ne joue pas aujourd’hui en faveur des démocrates. Le contexte international ne les sert pas. Erdoğan surfe sur la vague « révolutionnaire conservatrice » qui balaie le globe. La diplomatie trumpienne du deal lui convient. L’impunité dont bénéficie Benyamin Netanyahou lui laisse carte blanche sur la scène régionale comme à l’intérieur. Les chancelleries européennes estiment avoir besoin de la Turquie pour relever le défi militaire de la Russie, faire face au lâchage de l’administration Trump, stabiliser la Syrie et, surtout, endiguer les migrants et les réfugiés. Elles ne lèveront donc pas le petit doigt en faveur d’Ekrem İmamoğlu, tout comme elles ont abandonné à leur triste sort le philanthrope Osman Kavala, condamné à une peine de prison à vie incompressible au gré d’accusations dignes des procès de Moscou, et Selahattin Demirtaş, le leader de la composante parlementaire du mouvement kurde, embastillé pour dix ans. La seule vraie menace, pour Erdoğan, pourrait venir de la concomitance d’une amplification de la contestation et de l’effondrement de l’économie turque, déjà affaiblie, et que pourrait déclencher la guerre commerciale de Trump.
Au fond, la Turquie n’est utile et appréciée que quand elle est « méchante ». En phase de systole autoritaire, elle protège l’Europe qui par ailleurs peut lui reprocher ses manquements en matière de droits humains pour rejeter sa demande d’adhésion. Devient-elle plus aimable, en phase de diastole, elle devient aussi plus gênante car il est plus délicat de l’éconduire.
Erdoğan l’a compris dès l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République française, en 2007, puisque celui-ci s’était prononcé contre l’intégration de la Turquie à l’UE. À quoi bon continuer à donner des gages de démocratie, dès lors que Paris ralliait la position de Berlin et rendait illusoire la perspective européenne ? İmamoğlu, Demirtaş, Kavala sont aussi les prisonniers de l’Europe. Celle-ci s’est interdit de défendre la démocratie sur les rives du Bosphore en laissant systématiquement la priorité à la « sécurité », au détriment de la liberté.