Photo : Abedin Taherkenareh / MAXppp
Des partisans du président Hassan Rohani célèbrent sa réelection dans les rues de Téhéran, le samedi 20 mai. Hassan Rohani l’a emporté dès le premier tour avec 57 % des voix
George W. Bush s’était rendu au Mexique, Barack Obama au Canada. Donald Trump, lui, a opté pour l’Arabie saoudite. C’est la première fois dans l’histoire des États-Unis qu’un président choisit le Moyen-Orient pour sa première visite officielle à l’étranger. Après avoir appelé les pays musulmans à lutter contre « l’extrémisme islamique », Donald Trump s’en est violemment pris à un État dont il n’avait cessé de dénoncer la politique lors de sa campagne : l’Iran.
« Du Liban à l’Irak en passant par le Yémen, l’Iran finance, arme et entraîne des terroristes, des milices et d’autres groupes extrémistes qui répandent la destruction et le chaos à travers la région », a déclaré le président américain samedi 20 mai à Riyad, avant d’appeler les nations du monde entier à « travailler ensemble pour isoler l’Iran ». Quelques minutes auparavant, le roi Salman d’Arabie saoudite avait accusé Téhéran d’être « le fer de lance du terrorisme mondial ».
Une fois de plus, Donald Trump prend le contre-pied de son prédécesseur. Alors que Barack Obama avait fait de l’accord sur le nucléaire iranien une priorité absolue en matière de politique étrangère, au grand dam d’Israël et des monarchies du Golfe, le président républicain semble revenir à une position plus traditionnelle de soutien à Riyad. Au détriment de l’Iran qui se voit pointé du doigt comme en 2002, lorsque le président George W. Bush avait placé le pays sur « l’axe du Mal », en compagnie de l’Irak de Saddam Hussein et de la Corée du Nord. Cette nouvelle donne menace-t-elle le retour en puissance de l’Iran au Moyen-Orient ? La région doit-elle craindre un « impérialisme » iranien débridé ?
L’Iran, une île
« L’Iran moderne n’a jamais conquis ou occupé durablement de territoires étrangers au cours de son histoire, il n’a pas de tradition ou de volonté impérialiste, note le géographe Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l’Iran. En revanche, l’attachement des Iraniens à leur terre est intense, presque atavique, et nourrit un très fort nationalisme. »
Pour le chercheur, le pays peut être comparé à une « île », à un « château fort ». Le plateau iranien, dont l’altitude est rarement inférieure à 600 mètres, constitue une entité politique distincte depuis plus de 4 000 ans. Cette alliance entre les peuples iraniens et leur territoire est renforcée par une religion commune, le chiisme, adopté au XVIe siècle sous l’influence de la dynastie safavide. À cela s’ajoute, vis-à-vis des populations non iraniennes voisines, une fierté due au passé prestigieux de la Perse, mais aussi une crainte récurrente, celle d’être envahi. L’histoire de l’Iran moderne a été marquée par plusieurs défaites face aux empires russe, ottoman et britannique. Pour la période contemporaine, ce sentiment d’être encerclé par des voisins hostiles a été avivé par un épisode qui a façonné la République islamique : la guerre avec l’Irak.
Un an après la proclamation de la République islamique, l’Irak de Saddam Hussein envahit l’Iran, le 22 septembre 1980. L’armée iranienne parvient à repousser les forces irakiennes, au prix de lourdes pertes. Ce conflit, qui s’achève par un statu quo en 1988, a fortement renforcé le nationalisme iranien. « Ce fut “une guerre de défense sacrée”, soutenue sans réserve par le clergé chiite, rappelle Bernard Hourcade. Elle a profondément marqué la société iranienne, elle est la clef qui permet d’expliquer une grande partie de la vie politique du pays aujourd’hui. Les vétérans sont omniprésents dans l’administration. »
Ce durcissement du nationalisme iranien, notamment autour de la culture du martyre valorisée par le chiisme, s’est fait en contradiction avec les idéaux universalistes de la Révolution islamique de 1979. Car lorsqu’ils s’expriment, les dirigeants iraniens, le guide en premier lieu, s’adressent à tous les « musulmans », jamais aux seuls chiites. Quarante ans après la fuite du Shah, cependant, force est de constater que la République islamique n’est jamais parvenue à exporter sa révolution dans le monde musulman. Pire, elle n’a pu que constater, dans le même temps, l’émergence au Moyen-Orient d’un rival de taille, l’Arabie saoudite.
Bénéficiant de la hausse du prix du baril de pétrole depuis 1974 et du soutien des pays occidentaux, les monarchies pétrolières du Golfe, Arabie saoudite en tête, se sont considérablement enrichies. Jouant du prestige que lui confère son statut de gardienne des lieux saints de l’islam, cette dernière a su tisser un impressionnant réseau d’écoles religieuses dans tout le monde musulman, source majeure d’influence politique.
Nouvelle « guerre froide »
Marginalisé dans un Moyen-Orient majoritairement arabe et sunnite, l’Iran révolutionnaire, loin de ses ambitions universalistes, a choisi de s’appuyer sur des groupes religieux minoritaires – chiites au Liban, alaouites en Syrie, houthis au Yémen – susceptibles de faire avancer ses intérêts : sécuriser sa frontière occidentale en s’assurant une zone d’influence durable jusqu’à la Méditerranée. Sans hésiter à utiliser le terrorisme pour frapper ses ennemis politiques. « Faute de vrai succès dans le monde musulman, résume Bernard Hourcade, la République islamique se comporte en État national. »
« N’ayant pas les moyens de prendre des initiatives, l’Iran saisit au vol les occasions qui se présentent à lui – Liban en 1982, Irak en 2003, Syrie en 2011, décrypte Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Mais ce n’est pas une stratégie viable à long terme. Si la situation finit par s’améliorer en Syrie et en Irak, ces États et leur population poseront la question de l’influence de l’Iran. Car les Iraniens ne sont pas les bienvenus en terre arabe ! »
De la Syrie au Yémen, l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite s’affrontent aujourd’hui par acteurs interposés, ce qui amène certains analystes à parler de nouvelle « guerre froide » entre ces deux puissances. Mais il serait réducteur de résumer cet affrontement comme un simple conflit religieux entre chiites et sunnites. « L’opposition entre Téhéran et Riyad est celle de deux puissances émergentes et rivales, précise Bernard Hourcade. Cette opposition n’est ni religieuse ni culturelle par nature, même si ces facteurs ont leur importance, mais souligne une rivalité entre deux ambitions étatiques, deux acteurs majeurs du monde musulman. »
Plutôt qu’une lutte entre un « croissant chiite » et un « arc sunnite », le géographe préfère souligner l’opposition entre un « axe des républiques » – Iran, Irak, Syrie, Afghanistan – et un « axe des monarchies » dominé par l’Arabie saoudite.
En Syrie, le soutien inébranlable des Iraniens au régime de Bachar al-Assad s’explique par la volonté de tout faire pour que le pays ne tombe pas aux mains de groupes djihadistes, hostiles par nature aux chiites, ou ne devienne un gouvernement inféodé à Riyad. La guerre en Syrie a par ailleurs consacré le retour de l’Iran comme puissance incontournable dans la résolution de conflits dans la région. Au Yémen, le soutien discret de l’Iran aux houthis, qui se battent contre une coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite, permet à Téhéran de bénéficier d’un moyen de négociation dans le conflit syrien.
L’élection de Donald Trump
Lors de la mandature de Barack Obama, les dirigeants saoudiens avaient constaté avec effroi la volonté du président démocrate de chercher à réintroduire l’Iran dans le concert des nations, politique parachevée par la signature de l’accord sur le nucléaire iranien le 14 juillet 2015, suivie le 16 janvier 2016 de la levée des sanctions qui pesaient sur le pays. Le rôle pour le moins trouble de la finance saoudienne dans le financement d’organisations djihadistes, d’al- Qaïda au groupe État islamique, avait convaincu Barack Obama de la nécessité de rééquilibrer les rapports de force au Moyen-Orient. Mais l’élection de Donald Trump en novembre dernier pourrait bien, une fois de plus, rebattre les cartes, cette fois en défaveur de Téhéran.
« L’Iran a une responsabilité certaine dans le conflit syrien, mais tous les problèmes du Moyen-Orient ne sont pas uniquement de son fait, indique Mohammad-Reza Djalili. Le discours de Donald Trump dédouane ainsi totalement l’Arabie saoudite. Pire, le président républicain passe totalement sous silence les intérêts communs entre les États-Unis et l’Iran. En Irak, par exemple, les deux pays soutiennent le gouvernement irakien et souhaitent la destruction de l’État islamique. Sur le terrain, leur collaboration est réelle. Cela étant dit, Donald Trump n’a pas pour l’instant remis fondamentalement en cause l’accord sur le nucléaire, alors qu’il n’avait cessé d’affirmer pendant sa campagne qu’il l’abrogerait.
» L’erreur fondamentale de la politique étrangère iranienne est que le pays est perçu comme un soutien des chiites contre les sunnites, poursuit le chercheur. Cela lui ferme de riches perspectives géopolitiques en direction de l’Asie centrale, de la Turquie ou du Pakistan, car depuis l’effondrement de l’URSS, l’Iran est un pays carrefour, avec une situation géographique incomparable. Ne serait-ce que d’un point de vue économique, l’Iran aurait tout intérêt à trouver un modus vivendi avec l’Arabie saoudite… »
« La République islamique dispose d’une forte tradition de résistance à l’adversité, mais pas d’une véritable expérience internationale, à l’inverse d’un État comme le Qatar, qui a su développer son influence à travers les médias ou le sport, rapporte Bernard Hourcade. En réélisant Hassan Rouhani plutôt que l’ultraconservateur Ebrahim Raissi, les Iraniens ont confirmé leur volonté de voir l’Iran poursuivre sa renaissance au monde. Pour cela, il faut une stabilité régionale. Cette dernière passe par une coexistence pacifique avec les monarchies pétrolières. Mais le chemin sera long pour y parvenir. »
Reste à savoir si l’Arabie saoudite, rassurée par le soutien sans faille affiché par Donald Trump, acceptera la moindre concession face à la « menace » que constitue pour ses intérêts le réveil de l’Iran et de ses 80 millions d’habitants.
Louis Fraysse, Réforme, Louis Fraysse, 25 mai 2017