Il nous faut penser ensemble trois ordres de processus que nous avons l’habitude d’opposer, sur le mode d’un jeu à somme nulle : à savoir l’intégration croissante du monde dans ses différentes facettes – financière, marchande, technologique, scientifique, religieuse, artistique, etc. –, l’universalisation de l’État-nation comme forme légitime de domination territoriale, et la généralisation de consciences politiques et culturelles de type identitariste, d’orientation plus ou moins ethno-religieuse, à l’échelle aussi bien globale que nationale ou locale.
Ces processus, eux-mêmes hétérogènes et nullement linéaires, constituent une synergie, au lieu de s’exclure ou de se contredire les uns et les autres comme nous le postulons généralement. Le lecteur comprend que je m’inscris à rebours de la plupart des interprétations qui ont cours sur la scène publique et même dans les débats universitaires.
En outre, je situe cette synergie à la lumière du passage d’un monde d’empires à un monde d’États-nation, au cours des 19e-21e siècles. Non qu’il s’agisse d’une succession en bonne et due forme de deux modèles de domination, au sens où l’entendrait l’évolutionnisme. Bien au contraire, ces derniers peuvent coexister, se superposent souvent et se compénètrent volontiers, ne serait-ce que dans l’imaginaire politique ou culturel. Il s’agit plutôt d’un basculement, d’un moment d’historicité qui donne matière à des configurations politiques complexes et à des recompositions permanentes, indissociables de la mémoire historique, plus ou moins traumatique, des combinatoires impériales des Anciens Régimes : en l’occurrence ceux de la Russie, de l’Autriche-Hongrie et des Reich allemands successifs qui se sont affrontés pendant deux siècles sur leurs confins respectifs, une fois disloqué, au 18e siècle, l’État polono-lituanien qui englobait Kiev.
La destinée de la Crimée est emblématique de ces combinatoires impériales. Le nouvel Empire russe la ravit à l’Empire ottoman à l’issue des guerres de 1787-1792, tout en admettant l’autorité spirituelle du sultan-calife sur les Tatars musulmans de sa nouvelle possession et en obtenant réciproquement un droit de regard sur les orthodoxes des Balkans. En 1853-1856, la Russie perdit la guerre de Crimée face à la coalition anglo-franco ottomane, humiliation sans conséquences territoriales qui ouvrit la voie à de grandes transformations politiques et sociales tant du côté russe que du côté ottoman. En 1918 le traité de Brest-Litovsk entre l’URSS et l’Allemagne reconnaissait la souveraineté de celle-ci sur la Crimée, une disposition que la défaite allemande rendit caduque quelques mois plus tard. En 1954 Khrouchtchev attribua la péninsule à la république soviétique d’Ukraine. Vladimir Poutine a donc beau jeu de présenter son annexion, en 2014, comme une simple « réunification », selon sa conception nationaliste de l’histoire.
L’Ukraine, cas d’école
De tous ces points de vue l’actuelle guerre d’Ukraine est un cas d’école. Elle nous rappelle d’abord que l’État nation n’est pas soluble dans le marché. Comme en 1848, lorsque le triomphe du libre-échange était allé de pair avec le « Printemps des peuples », comme en Yougoslavie après la mort de Tito, la conversion de l’espace soviétique au capitalisme et son intégration au marché mondial sont allées de pair avec la naissance d’un système-régional d’États-nations. D’ailleurs le capitalisme dont il est ici question est d’État, par le truchement d’une poignée d’oligarques qui sont les fondés de pouvoir des dirigeants politiques, et n’a rien à voir avec l’économie de marché. Il est inutile de gloser sur l’intensité des sentiments nationalistes qui animent les dirigeants comme les peuples concernés. Ce nationalisme est pétri d’un imaginaire identitariste, en l’occurrence d’orientation religieuse, ce qui ne préjuge en rien, au demeurant, de son orientation politique.
Moscou instrumentalise son Église orthodoxe au service de sa politique expansionniste en jouant sur la confusion entre Rus’ (l’obédience culturelle et religieuse orthodoxe) et Russie (l’État-nation, territorialisé), voire sur une sensibilité teintée de millénarisme. Kiev s’appuie sur une Église orthodoxe d’Ukraine, autocéphale, fondée en 2018 et reconnue par le patriarcat de Constantinople, schismatique aux yeux de l’Église orthodoxe ukrainienne assujettie au patriarcat de Moscou, afin de mettre en valeur la spécificité nationale dans une perspective démocratique et « européenne » qui laisse place au pluralisme religieux, notamment à l’Église uniate de rite grec catholique, principalement implantée dans l’ouest du pays, l’ancienne Galicie. Mais, dans les deux cas, la puissance de l’imaginaire culturel et religieux est à l’œuvre, au prix de nombreuses simplifications historiques.
Chose fascinante, la nation se forge in vivo sous nos yeux : par exaltation militariste de la grandeur russe à l’initiative de Vladimir Poutine et du patriarcat de Moscou, indifférents aux protestations d’une partie de l’intelligentsia russe ; par dé-russification linguistique et religieuse de l’Ukraine et mobilisation armée de nombre de ses citoyens face à l’envahisseur. Simultanément le système régional d’États-nations se reconfigure : l’Union européenne serre les rangs, l’Allemagne opère une mue diplomatique et stratégique radicale sous la houlette de son nouveau chancelier, la Finlande et la Suède sont tentées de tourner le dos à leur neutralité et caressent l’idée d’adhérer à leur tour à l’OTAN. Vladimir Poutine, meilleur serviteur de la nation ukrainienne et de l’Alliance atlantique – ainsi va l’Histoire, dans sa légendaire ironie.
Par définition, le récit national est une caricature, une abstraction qui procède à l’invention de la nation dont se réclame l’État. L’État ne naît pas de la nation, mais la nation de l’État. Historiens, anthropologues, politistes l’ont amplement démontré, notamment à propos de cette partie de l’Europe. La fiction nationale est le prix à payer pour passer de l’empire, qui gouverne par la différence les peuples sur lesquels il règne en reconnaissant leur hétérogénéité, à l’État-nation, qui gouverne par l’unité d’un peuple qu’il convient de créer en niant sa diversité. Ce prix à payer est celui de la purification ethno-religieuse, quelles qu’en soient les modalités : de l’assimilation culturelle au génocide en passant par les massacres, les échanges de population ou les exodes. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui en Ukraine, avec le départ de plus d’un million de réfugiés en une dizaine de jours, sans que l’on puisse anticiper un ralentissement de ce flot, et la tentative d’ouverture par le Kremlin de couloirs humanitaires permettant le « rapatriement » des Ukrainiens vers leur patrie supposée d’origine, la Russie, via la Biélorussie.
Un tel mouvement de population ne trouve son intelligibilité qu’à la lumière d’épisodes antérieurs : les pogroms de juifs et les massacres de musulmans dans un empire des Romanov en proie à l’idée nationale à partir de la seconde moitié du 19e siècle, de façon symétrique à ce qui se produisait au même moment chez son grand rival ottoman ; les luttes agraires entre l’aristocratie polonaise et la paysannerie ruthène dans la Galicie habsbourgeoise, qui revint à la Pologne après la défaite de l’Empire austro-hongrois en 1918, puis finalement à la république soviétique d’Ukraine après la Seconde Guerre mondiale ; la classification des nationalités par le génial camarade Staline et la déportation ou l’extermination de certaines d’entre elles ; la politique publique de la famine en Ukraine sous couvert de collectivisation, en 1932-1933 ; les échanges coercitifs de population entre la Pologne et la République soviétique d’Ukraine, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme solde de tout compte des affrontements agraires et nationalistes dans la Galicie habsbourgeoise ; et, bien sûr, la Shoah. L’Ukraine appartient à ces confins, ces « terres de sang » dont parlent des historiens comme Timothy Snyder ou Catherine Gousseff, et qui trouvent leur prolongement dans le Caucase, dans les Balkans et en Anatolie. Ukraine veut d’ailleurs dire « frontière ».
Or, la guerre d’Ukraine illustre la compénétration des formes impériale et stato-nationale de la domination politique. Les idéologues ukrainiens rappellent volontiers l’antériorité de leur pays par rapport à la Russie, dont l’empire serait en quelque sorte un surgeon (la Moscovie ne s’émancipa que tardivement de l’empire mongol occidental, annexa au 17e siècle la prestigieuse ville de Kiev, alors possession du Grand-Duché de Lituanie, et ne s’érigea en « Empire russe » qu’en 1721). Vladimir Poutine voit dans ce rapport d’engendrement une raison supplémentaire de considérer l’Ukraine comme une partie intégrante de la Russie dont l’aurait arrachée la main malfaisante des bolcheviks, et parle de « restauration », de « réunification » du peuple russe, à ses yeux composé des Grands-Russes, des Petits-Russes et des Biélorusses.
Tout à leur idée nationale, aucun des deux protagonistes ne se défait complètement de l’idée impériale : Poutine entend rétablir autant que possible l’empire, sinon des Romanov, du moins de son enfance soviétique en le badigeonnant d’orthodoxie ; les Ukrainiens lustrent leurs lettres de noblesse historique tout en excipant de l’ancienneté de leurs liens culturels et religieux avec l’Europe occidentale et de l’appartenance de la Ruthénie à l’empire des Habsbourg pour mieux souligner leur différence par rapport à la Russie, et en louchant vers le néo empire de l’Union européenne, à l’instar des Bosniaques en deuil de la Yougoslavie titiste.
Bien entendu ces fantasmes d’empire n’ont rien à voir avec la forme historique de la domination impériale telle que l’ont incarné les Romanov, voire les dirigeants soviétiques. Ils ne mettent en forme que des projets ô combien nationaux et/ou nationalistes, au même titre que le néo-ottomanisme du jumeau musulman de Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdoğan, et un processus d’accumulation primitive de capital, fût-ce au prix de la « corruption » des oligarques, à Moscou comme à Kiev.
La guerre d’Ukraine relève donc d’une problématisation comparative plus générale. Celle-ci n’en atténue en rien l’horreur ni la gravité. Elle ne nous autorise aucun relativisme érudit et blasé. Elle ne nous permet pas de renvoyer dos-à-dos le nationalisme civique, politisé et pro-européen, né de la mobilisation de Maïdan (hiver 2013-2014), qui est sous-jacent à la résistance civile à l’invasion russe en Ukraine à laquelle l’on assiste aujourd’hui, et le nationalisme culturaliste, militariste et dépolitisé de l’autoritarisme poutinien qui mise sur la démobilisation de la société pour parvenir à ses fins expansionnistes.
Mais elle devrait nous inciter à mieux comprendre les logiques proprement politiques du conflit, au-delà des interprétations culturalistes de l’incurable despotisme oriental de la Russie, et des hypothèses psychologiques quant à la dérive d’un Poutine isolé, devenu sourd à la réalité et à son principe. Qu’on le veuille ou non, nous participons au (et du) même monde que l’homme du Kremlin. Non pas seulement au sens trivial que nous suggère la menace nucléaire, mais parce que nous sommes nous-mêmes prisonniers du même effet de triangulation entre l’unification du globe, l’universalisation de l’État-nation qui en est l’une des dimensions et la généralisation des consciences identitaires d’orientation culturaliste, notamment ethno-religieuse.
Vladimir Poutine, notre double monstrueux
Force est de reconnaître que dans ce jeu triangulaire nos dirigeants n’ont pas été des plus habiles. Depuis vingt ans ils se sont employés à s’aliéner la Turquie et l’Iran dont le soutien diplomatique serait aujourd’hui utile[5]. Ils se sont résignés à la reconquête par Moscou de la Tchétchénie ; à la constitution d’entités russes sur des territoires étrangers, tels que la Transnistrie ; au dépeçage de la Géorgie ; à l’annexion à peine déguisée du Donbass, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, puis à celle, ostentatoire, de la Crimée. En bref, ils n’ont pas voulu entendre ce que Vladimir Poutine annonçait crescendo de discours en discours, et faisait écrire à ses idéologues d’article en article.
Le maître du Kremlin est un « révisionniste », en ce sens qu’il ne s’est jamais caché de vouloir « réviser » les frontières stato-nationales nées de la dislocation de l’Union soviétique, en 1991, tout comme d’autres (et pas seulement Hitler) ont voulu réviser les frontières que le Congrès de Versailles avait dessinées au lendemain de la Première Guerre mondiale (certains y sont parvenus rapidement et durablement, tel Mustafa Kemal, que la droite nationaliste allemande considéra immédiatement comme le modèle à suivre).
En France il est de bon ton de se gausser ou de s’indigner de la russophilie d’Éric Zemmour, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, mais les dirigeants LR ont été des virtuoses de la complaisance. François Fillon est devenu l’employé du Kremlin. Nicolas Sarkozy a cautionné de sa médiation boiteuse l’invasion de la Géorgie en 2008 et est allé jusqu’à vendre des navires de guerre Mistral à Vladimir Poutine dont on comprend aujourd’hui l’usage auquel ils étaient destinés (il reviendra à François Hollande d’annuler l’opération, quitte à se placer dans la dépendance du maréchal Sissi qui acceptera d’acquérir les navires).
Nicolas Sarkozy a aussi concédé à la Russie la construction, pont de l’Alma, d’un sanctuaire orthodoxe dont l’écoute de Dieu n’est sans doute pas la seule vocation, à un jet de pierre de quelques-unes des emprises les plus sensibles de la présidence de la République française, et ce au grand dam de ses services secrets. A force de vouloir jouer les médiateurs, Emmanuel Macron court lui-même le risque, outre d’être mené en bateau et ridiculisé par Vladimir Poutine, de passer pour son « petit télégraphiste », à l’instar de Giscard d’Estaing après l’invasion de l’Afghanistan par Brejnev.
Les dirigeants occidentaux ne peuvent pas non plus se targuer de la blancheur des colombes. Sans ambages l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine est une guerre d’agression. Mais les pays occidentaux ont cautionné et appuyé celle de l’Iran par Saddam Hussein en 1980. Les États-Unis sont passés outre le veto français et ont occupé l’Irak en 2003 sans mandat de l’ONU, au prix de la destruction du pays et de centaines de milliers de morts. En 1992 ils avaient aussi débarqué unilatéralement en Somalie. En 2011 la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, sur la base d’un mensonge éhonté, ont obtenu des Nations unies un mandat pour intervenir en Libye, mais ont dévoyé la résolution initiale pour se donner comme objectif le changement du régime dans le cadre d’une opération de l’OTAN. En 2015 les États-Unis ont donné leur caution à l’attaque du Yémen par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Toutes ces guerres ont conduit à des désastres humains et politiques qui restent d’une tragique actualité. Cela n’excuse en rien la brutalité criminelle de Vladimir Poutine en Syrie ou en Ukraine, mais devrait nous amener à un peu d’humilité analytique.
En homme de ressentiment – ressentiment de la chute de la grandeur soviétique, ressentiment de l’échec économique et de l’impasse démographique dans lesquels s’est fourvoyée la Russie, ressentiment de la trahison occidentale en Libye en 2011, et sans doute bien d’autres encore, de nature personnelle – Vladimir Poutine est le parfait représentant des « révolutions conservatrices » d’orientation plus ou moins ethno-religieuse qui sont en marche dans le monde et dont les hérauts douteux sont Narendra Modi en Inde, Donald Trump aux États-Unis, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, ou nombre de dirigeants africains. Or, nous savons que notre très vertueuse Europe n’est pas exempte de tels démons. Certains en occupent même quelques palais, notamment en Pologne et en Hongrie, ce que ne devrait pas entièrement nous faire oublier la solidarité unanime qu’affiche l’UE avec l’Ukraine.
La France n’est pas à l’abri de ces miasmes. L’addition des intentions de vote en faveur de l’extrême-droite et d’un parti Les Républicains dont Éric Ciotti et Laurent Wauquiez ont pris le contrôle idéologique fait froid dans le dos. Encore faut-il ajouter qu’Emmanuel Macron, nonobstant ses grands airs de libéral antipopuliste, poursuit une politique anti-migratoire plus dure que celle de Nicolas Sarkozy, réprime par la force policière les mobilisations sociales, adhère aux niaiseries du « roman national » au point d’afficher son admiration pour le bien nommé Puy du Fou. La pandémie de la Covid-19, la guerre d’Ukraine ne peuvent occulter que sa stratégie initiale de réélection consistait à reprendre à son compte le programme de l’extrême-droite sur les questions dites « régaliennes » pour mieux l’assécher dans les urnes, à la manière d’un Viktor Orbán en Hongrie.
En bref, Vladimir Poutine ne se situe pas dans une altérité radicale par rapport à notre cité. Il en est l’excroissance monstrueuse qui, dans le miroir, nous effraye. Au lieu de nous complaire dans une psychomachie confortable qui nous pose en acteurs du Bien face à l’incarnation du Mal, notre solidarité avec l’Ukraine agressée devrait nous amener à lutter contre nous-mêmes, je veux dire contre les mauvais génies qui nous habitent depuis que la définition ethno-religieuse et unitariste de la nation et de la citoyenneté s’est imposée sur les ruines des empires du Moyen ge et de l’ ge moderne et a rongé l’idée laïque telle que la théorisait un Ernest Renan. Tel est le grand angle mort de notre débat public, en cette veille d’élection présidentielle.
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