Le nouveau président finlandais, Alexander Stubb, a prêté serment le 1er mars 2024. Ancien premier ministre (2014-2015) et ministre des Affaires étrangères (2008-2011), le candidat du parti conservateur (Kokoomus) a devancé l’écologiste Pekka Haavisto, lui aussi ancien ministre des Affaires étrangères (2019-2023).
Stubb a succédé à un autre conservateur, Sauli Niinistö, qui avait occupé ce poste pendant 12 ans (et battu Haavisto lors des deux élections précédentes). Dès lors, faut-il s’attendre à ce que la continuité soit de mise en matière de politique étrangère et de sécurité, principale prérogative constitutionnelle du président finlandais? Oui… mais avec une nuance, de taille: au cours des deux dernières années, la Finlande a connu le bouleversement le plus spectaculaire de sa politique étrangère et de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale.
La neutralité, terme étroitement associé au pays pendant près de 70 ans, appartient désormais au passé. En avril 2023, la Finlande est devenue le 31e État membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Consensus total
La Finlande de 2024 n’est plus le même pays que la Finlande de 2018 ou de 2012, années des deux dernières élections présidentielles. Du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, sa traditionnelle neutralité a rapidement été abandonnée au profit de l’adhésion à l’OTAN. Le drapeau finlandais a été hissé devant le siège de l’OTAN à Bruxelles le 4 avril 2023, moins d’un an après le dépôt de la demande officielle d’adhésion.
On aurait pu s’attendre à ce que cette décision, qui avait indéniablement constitué la plus grande transformation de la politique étrangère et de sécurité du pays depuis la Seconde Guerre mondiale, suscite d’âpres débats lors de la campagne présidentielle qui s’est déroulée quelques mois plus tard. Or il n’en fut rien. Stubb et Haavisto étaient sur la même ligne: le temps était venu pour le pays de rejoindre l’OTAN. Les sept autres candidats qui avaient participé au premier tour des élections en janvier, y compris Li Anderson, de l’Alliance de gauche, n’avaient pas non plus exprimé de doutes quant à la nouvelle orientation de la politique de sécurité de Helsinki. Les désaccords étaient essentiellement théoriques: la Finlande autoriserait-elle le déploiement d’armes nucléaires sur son territoire? Alors que Haavisto s’est catégoriquement opposé à cette idée, Stubb a dit en substance qu’il fallait «ne jamais dire jamais». En tout état de cause, cette éventualité ne paraît pas d’actualité.
L’évolution de l’opinion publique sur les questions de l’adhésion à l’OTAN et de la neutralité a été d’une rapidité tout à fait remarquable. En 2017, seuls 19% des Finlandais étaient favorables à ce que le pays intègre l’alliance. Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce chiffre a bondi à 68%. En février 2023, il était de 80%. Même les deux tiers des partisans de l’Alliance de gauche, traditionnellement méfiante envers l’OTAN, étaient en faveur de l’adhésion.
Comment en est-on arrivé à un tel consensus? En réalité, le basculement n’a pas été aussi spectaculaire qu’on pourrait le penser de prime abord. L’histoire de la politique étrangère et de sécurité finlandaise a toujours été un exercice de funambulisme entre, d’une part, les réalités géopolitiques (la nécessité de faire en sorte que le pays subsiste) et, d’autre part, une forte adhésion aux valeurs «occidentales» (démocratie, droits de l’homme et État de droit). Cela n’a jamais changé.
Un pays prisonnier de sa géographie
La neutralité finlandaise est apparue comme une stratégie de survie après la Seconde Guerre mondiale. Ayant combattu et perdu, cédé 10% de son territoire et été contrainte d’accepter la présence d’une base militaire soviétique à proximité d’Helsinki, la Finlande n’était pas en position de force. La signature d’un traité avec l’URSS en 1948 empêchait expressément toute adhésion à une structure telle que l’OTAN, créée l’année suivante. «Nous ne pouvons pas changer la géographie», avait souligné le premier président de l’après-guerre, Juho K. Paasikivi. Tout soupçon de la possibilité que les puissances occidentales puissent attaquer l’URSS depuis le territoire finlandais devait être écarté.
Alors que la guerre froide divisait l’Europe, les dirigeants finlandais ont usé d’acrobaties diplomatiques pour édifier une position crédible «entre l’Est et l’Ouest». Dans les années 1970, leur persévérance a porté ses fruits et Helsinki a accueilli la première réunion de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), devenue plus tard, après la fin de la guerre froide, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont le siège se trouve à Vienne. Entre-temps, le traité finno-soviétique de 1948 a été remplacé par le traité finno-russe de 1992; celui-ci était fondé sur le concept d’«égalité souveraine» et reconnaissait donc le droit de la Finlande à conclure des traités sans tenir compte des intérêts sécuritaires de la Russie.
Du fait du succès apparent de la neutralité en tant que doctrine de politique étrangère et de sécurité depuis 1945, il n’y a pas eu dans le pays, durant toutes ces années, de discussion sérieuse sur une éventuelle adhésion à l’OTAN. Comme deux autres pays neutres, l’Autriche et la Suède, la Finlande a adhéré à l’Union européenne en 1995. Pendant plusieurs décennies, Helsinki a semblé ne pas avoir de raison de craindre la Russie. Cette dernière avait beau se comporter de façon de plus en plus impérialiste à l’extérieur de ses frontières (par exemple en Géorgie en 2008), seule une minorité de Finlandais a continué à mettre en garde contre toute complaisance excessive à l’égard de Moscou. Même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la plupart des Finlandais (et des Suédois) sont restés méfiants envers l’OTAN.
Février 2022, le moment charnière
Ce qui a changé après l’annexion de la Crimée, en revanche, c’est la perception que la plupart des Finlandais se faisaient de la Russie de l’après-guerre froide. En novembre 2014, lors d’une conférence des dirigeants de l’Europe du Nord accueillie à Helsinki par Alexander Stubb, alors premier ministre, les dirigeants finlandais ont insisté auprès de leurs homologues, dont le premier ministre britannique David Cameron, sur la nécessité de reconnaître le danger que représente la Russie.
Dans les années suivantes, les rencontres entre les dirigeants finlandais et russes, y compris les présidents Niinistö et Poutine, sont devenues de plus en plus tendues. Des rapports réguliers ont font état d’actes d’espionnage russe en Finlande. Comme la Suède, la Finlande a participé aux exercices militaires de l’OTAN en tant que « partenaire ». Toutefois, la majeure partie des hommes politiques finlandais ainsi que la majorité de l’opinion publique se montraient très réticents à rompre avec la tradition de neutralité chère à Helsinki. Élu haut la main pour un second mandat en février 2018, Niinistö avait alors déclaré: «Je pense qu’il n’y a aucune raison de demander l’adhésion [à l’OTAN] tant que les circonstances sont telles qu’elles sont aujourd’hui.» Mais, avait-il ajouté, «s’il y a des changements cruciaux dans notre environnement, alors il n’en irait peut-être plus de même.»
Ces changements cruciaux survinrent le 24 février 2022, lorsque les troupes russes pénétrèrent en Ukraine. Les dirigeants finlandais ont immédiatement condamné cette invasion en des termes très clairs. Quatre jours après le début de l’offensive, un sondage a indiqué que, pour la première fois dans l’histoire, la majorité des Finlandais était favorable à l’adhésion à l’OTAN. Une semaine plus tard, Niinistö rencontrait le président américain Joe Biden à la Maison Blanche.
Un seuil avait été franchi. Le 15 mai, en étroite coordination avec la Suède, la Finlande a annoncé sa demande d’adhésion à l’OTAN. Moins d’un an plus tard, le processus était achevé. Il a été incroyablement rapide.
Pas le choix ?
Il apparaît, à ce stade, que les dirigeants finlandais ont réagi avec une rapidité remarquable à un bouleversement brutal de la situation géopolitique dans leur voisinage immédiat. L’invasion russe a mis en évidence le fait que la géographie restait primordiale: la Finlande partage 1300 kilomètres de frontière avec un pays qui vient d’envahir – et pas pour la première fois – un de ses voisins. Cette fois, l’opinion publique finlandaise exigeait une réaction rapide, une forme d’assurance que son pays ne serait pas la prochaine cible de Poutine. Dès lors, la demande d’adhésion à l’OTAN était presque une évidence.
Presque, mais pas entièrement. L’abandon de la neutralité n’était, en effet, pas la seule voie possible. Les Finlandais auraient pu réaffirmer leur engagement en faveur de la neutralité et suggérer que cela leur permettrait de jouer les médiateurs entre Russes et Ukrainiens. Niinistö et d’autres auraient pu mettre l’accent sur une version de la realpolitik soulignant la nécessité de «construire des ponts» (un discours similaire à celui que tenaient les États neutres de l’époque de la guerre froide). Ils auraient également pu souligner que la dépendance de la Finlande à l’égard de l’approvisionnement énergétique russe rendait risqué le fait de contrarier Moscou.
Le fait que les Finlandais aient préféré l’OTAN à la neutralité en dit long sur le choc qu’ils ont ressenti le 24 février 2022. Qu’ils restent unis deux ans plus tard ne prouve pas, en soi, qu’ils ont fait le bon choix. Mais cela témoigne d’un consensus national remarquable – rare dans les démocraties occidentales – en matière de politique étrangère. L’ironie de cette situation réside en cela que ce consensus est tel qu’il évoque inévitablement le consensus antérieur en Finlande sur la politique étrangère: celui sur la neutralité.
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Source: cet article a été publié le 14 mars 2024 dans The Conversation France. Retrouvez la version originale ici >
Jussi Hanhimäki est professeur d'histoire et politique internationales au Geneva Graduate Institute. Il a notamment publié Pax Transatlantica: America and Europe in the Post-Cold War Era (Oxford University Press, 2021).
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