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20 July 2023

La France face à sa « réalité impossible »

Professeur associé de droit international Fuad Zarbiyev examine le problème structurel de discrimination en France à la racine des émeutes de juin 2023.

Le meurtre du jeune Nahel M. en France par un policier à la suite d’un refus d’obtempérer a donné lieu à des réactions fermes de la part des instances onusiennes. La porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a donné le ton le 30 juin en invitant la France à «s’attaquer sérieusement aux problèmes profonds liés au racisme et à la discrimination dans le contexte du maintien de l’ordre », laissant peu de doutes que pour l’ONU, il ne s’agissait pas d’un fait isolé survenu suite à un dérapage policier, mais d’un problème structurel.

Le 7 juillet, c’est le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale qui s’est dit « préoccupé par la pratique persistante du profilage racial combinée à l’usage excessif de la force dans l’application de la loi, en particulier par la police, contre les membres de groupes minoritaires, notamment les personnes d’origine africaine et arabe, qui se traduit fréquemment par des meurtres récurrents, de façon disproportionnée, dans une quasi-impunité. »

Ces prises de position peuvent étonner plus d’un observateur. Ce sont les pays du sud qui sont d’habitude montés au pilori pour des pratiques systématiques de violation des droits de l’homme. Mais la patrie auto-proclamée des droits de l’homme n’a aucune raison de s’étonner en l’occurrence. En effet, la France est constamment pointée du doigt à l’ONU pour le racisme touchant en particulier ses forces de l’ordre. Toutefois, en matière de droits de l'homme, les images comptent plus que la réalité. La France a donc tenu à exprimer son indignation en caractérisant les deux déclarations comme « totalement infondées ». Elle a aussi fait part de son « incompréhension face à l’absence de solidarité et de compassion à l’égard des élus ou représentants d’institutions françaises ayant fait l’objet d’attaques. »

Il est difficile de prendre au sérieux cette réaction qui suit –  très maladroitement – le principe selon lequel « la meilleure défense c’est l’attaque » alors que les circonstances appellaient à l’humilité. Mais il y a quelque chose de remarquable dans la réaction française qui est une constante dans la position du pays face aux accusations de racisme. La défense principale de la France contre ces accusations est qu’il n’y a ni discrimination structurelle, ni profilage racial en France, car ces pratiques sont contraires au principe constitutionnel d’égalité. C’est sur une base relativement similaire que la France nie l’existence de minorités en son sein et refuse la collecte de données ventilées par origine ethnique ou raciale : la France étant proclamée une république indivisible dans la Constitution, il ne peut y avoir des subdivisions au sein du peuple français.

Cette attitude rappelle le célèbre poème du poète bavarois Christian Morgenstern que Primo Lévi a brillamment utilisé dans son livre intitulé Les naufragés et les rescapés. Un citoyen allemand très respectueux des lois se fait renverser par une voiture dans une rue où la circulation est interdite. Blessé, il se relève et réfléchit : puisque la circulation est interdite, les véhicules ne peuvent circuler, donc ils ne circulent pas. Il déduit de son raisonnement que l’accident n’a pu avoir lieu et que c’est une « réalité impossible » : il a dû rêver car « ne peut pas être ce qui ne doit pas être ».

Ce raisonnement est fallacieux car il repose sur une confusion entre le monde de l’être et celui du devoir-être. Le droit relève du devoir-être alors que ce qui se passe en réalité relève de l’être. Comme le théoricien du droit Hans Kelsen a souligné, on ne saurait inférer un être d’un devoir-être. Ce n’est pas parce que la République est proclamée indivisible qu’elle est en fait indivisée; ce n’est pas parce que la discrimination raciale est prohibée qu’elle ne saurait se pratiquer. Après tout, il serait difficile de trouver aujourd’hui un seul pays dans le monde où la discrimination raciale serait formellement autorisée. Dans un pays où, selon une enquête publiée par l’ex-Défenseur des droits Jacques Toubon en 2017, une personne au profil de jeune homme perçu comme noir ou arabe a vingt fois plus de probabilités d’être contrôlée par la police et où le même Défenseur des droits a conclu en 2020 que « les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs trajectoires de vie et leurs droits les plus fondamentaux » on ne peut pas se cacher derrière des interdictions formelles pour nier une réalité tout simplement parce que le gouvernement l’a décrétée impossible.

La solution de tout problème passe en premier lieu par la reconnaissance que le problème existe. Le prétexte que l’indivisibilité de la République empêcherait la prise en considération des origines ethniques et raciales et le déni constant qu’il existe un problème structurel de discrimination en France rejettent du discours public un grave problème sociétal. Il est temps que les dirigeants politiques tirent des leçons des dernières émeutes et prennent des mesures abordant le problème de la discrimination à la racine au lieu de s’engager dans une surenchère sécuritaire à des fins bassement électoralistes. Le premier pas serait d’admettre que ce que le discours officiel s’acharne à présenter comme une réalité impossible est bel et bien la réalité de la France d’aujourd’hui.

 

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Crédit Photo: Toufik-de-Planoise (CC BY-SA 4.0)

 

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