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NOUVEAU LIVRE
17 September 2024

La dépolitisation du monde

Trop politiques pour certains, pas assez pour d’autres, inutiles ou au contraire trop faibles, les organisations internationales (OI) suscitent un débat qui enfle au gré des crises mondiales. La dépolitisation du monde décortique l’affirmation selon laquelle les OI n’interviennent pas dans le champ politique. Dans l’interview qui suit, les autrices Lucile Maertens, professeure associée de relations internationales/science politique et co-directrice du Global Governance Centre au Geneva Graduate Institute, et Marieke Louis, enseignante-chercheuse de science politique et directrice adjointe du Centre Marc Bloch, expliquent comment ces organisations s’efforcent de «dépolitiser le monde».

Pouvez-vous donner un exemple concret qui illustre cette idée que les OI sont passées expertes dans l’art de faire de la politique sans le dire?

Les rapports d’expertise et notamment leurs synthèses destinées aux politiques en sont un bon exemple. Le travail d’expertise produit par les organisations internationales s’appuie sur diverses pratiques recoupant celles de la recherche académique et du monde de la consultance. Les résultats produits sont généralement robustes et bien documentés ; là où la question du politique se pose davantage, c’est au niveau de ces résumés qui sélectionnent le message à transmettre à une audience profane. Or on omet souvent de dire que ces synthèses font l’objet d’âpres débats entre gouvernements souhaitant mettre l’accent sur certains éléments ou au contraire les passer sous silence. Le rapport de l’OI présenté comme un service technique peut alors se transformer en lecture sélective de l’analyse produite et en recommandations prescriptives sur les bonnes pratiques à adopter. Un autre exemple consiste pour le personnel des OI à affirmer «qu’ils et elles ne font pas de politique» pour promouvoir la coopération dans des zones particulièrement sensibles: leur action de médiation est pourtant éminemment politique, mais elle ne survient que sous couvert d’absence de motivations politiques.

Comment avez-vous sélectionné vos cas d’études, et qu’avez-vous spécialement analysé?

Pour sélectionner les cas d’étude traités dans l’ouvrage qui touchent à des domaines aussi variés que la sécurité internationale, le monde humanitaire, les politiques climatiques, la régulation des entreprises multinationales ou encore les objectifs de développement durable, nous avons procédé en trois temps. Nous nous sommes tout d’abord appuyées sur les études empiriques que nous avions menées respectivement dans le domaine du multilatéralisme social et des normes internationales du travail d’une part, et de la gouvernance mondiale de l’environnement et du maintien de la paix d’autre part. Nous avons ensuite identifié une série de cas complémentaires que nous avons explorés pour l’ouvrage afin d’éclairer une dimension spécifique des processus de dépolitisation. Enfin, nous avons proposé un travail de relecture de recherches réalisées par d’autres collègues à l’aune de notre questionnement; cet exercice de mise en perspective et d’exploitation d’enquêtes menées sur d’autres cas nous a permis non seulement de valoriser ces études mais aussi de monter davantage en généralité et de démontrer la validité du cadre conceptuel proposé dans une grande variété de contextes institutionnels.

Comment expliquez-vous que les OI s’efforcent de «dépolitiser le monde»?

Ce que nous montrons dans l’ouvrage autour de l’idée de logiques de dépolitisation est l’enchevêtrement de raisons stratégiques, de biais professionnels et de contraintes institutionnelles qui amènent les OI à participer à la dépolitisation du monde. Dans certaines situations, nous avons pu observer que les besoins du terrain, la raison humanitaire et bien sûr les exigences des États membres expliquaient le recours au registre de l’apolitisme qui permet aux OI d’être plus facilement acceptées car justement moins politiques. En d’autres termes, pour remplir leur mandat et intervenir dans des situations tendues et polarisées, prétendre ne pas faire de politique est la seule voie possible pour agir. Dans d’autres contextes, nous relevons la dimension plus réfléchie ou stratégique des pratiques de dépolitisation, notamment lorsqu’elles permettent aux OI de monopoliser un champ d’action et d’étendre leur mission à de nouveaux domaines. Intentionnelles ou non, ces pratiques ont des effets bien concrets tant pour les OI que pour leurs membres et partenaires.

Selon vous, trois grandes logiques sous-tendent la dépolitisation: le pragmatisme, les stratégies de légitimation et les tactiques d’évitement de la responsabilité. Pouvez-vous nous en dire plus?

Précisons tout d’abord que la réflexion est articulée autour de deux grandes questions : comment les OI dépolitisent-elles et pourquoi le font-elles? La première nous a amenées à identifier des grandes catégories de pratiques de dépolitisation – revendication de l’expertise, prétentions à la neutralité, jeux sur la temporalité de la prise de décision – là où la seconde nous a incitées à dégager des logiques de dépolitisation, que l’on peut à la fois comprendre comme des causes mais aussi des tendances qui orientent l’action des OI dans une certaine direction: 

Schéma des processus de dépolitisation

Source: Marieke Louis et Lucile Maertens, La dépolitisation du monde  
(Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 2024), p. 16.

La logique pragmatique est avant tout celle de l’action: «Il faut agir» parce qu’il y a des besoins urgents pour des populations qui ne sauraient attendre des accords politiques. Mais il y a aussi d’autres raisons, à commencer par celles qui consistent à affirmer la légitimité de l’OI: soit auprès des États membres qui la mandatent (et la financent), soit (et on l’oublie souvent) à l’égard d’autres OI. Les rapports entre les OI sont en effet souvent empreints de compétition. Une OI peut parfois agir sur des terrains qui empiètent sur ceux d’autres institutions et pour lesquels elle n’a pas nécessairement reçu un mandat politique clair, comme lorsque l’OCDE se saisit des questions d’éducation par exemple. Mais si cela est fait sous la forme d’une expertise technique, l’OI se préserve davantage des critiques. Enfin, il nous a paru essentiel de montrer comment dans des moments de forte intensité politique, qui ressortent notamment dans les scandales dans lesquels l’ONU a pu être impliquée, les OI suivent souvent une logique d’évitement de la responsabilité.  

En quoi vos conclusions aident-elles à expliquer la complexité du multilatéralisme contemporain? Car il semble que, bien que le multilatéralisme soit remis en cause, le poids des attentes qui reposent sur ces institutions n’a jamais été aussi fort.

C’est précisément parce que nous montrons l’ambivalence d’une action dépolitisée des OI que notre ouvrage s’inscrit dans l’actualité de la réflexion sur la crise du multilatéralisme et sa complexité. Nous n’avons cherché ni à défendre, ni à accuser les OI de «dépolitiser le monde», mais à objectiver ce phénomène, et à réfléchir sur ses conséquences à long terme. 

Il est bien connu que les OI sont des institutions sur lesquelles pèsent, plus que sur d’autres, toutes sortes d’attentes, qui parfois entrent en contradiction. Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus un seul domaine de l’action publique (et privée) qui n’entre pas dans le champ d’intervention d’une organisation internationale. Et comme l’ouvrage a justement vocation à proposer un cadre général de réflexion et d’analyse, il n’est pas là pour faire des préconisations de réforme.

Néanmoins, les conclusions que nous dressons vont dans le sens d’une relecture plutôt critique de la dépolitisation et notamment de ses effets sur le long terme. D’abord, le maintien du statu quo en dépit de l’évidence de la nécessité de certaines réformes (comme dans le cas emblématique du Conseil de sécurité de l’ONU) nuit aux changements et à l’adaptation des institutions. Ensuite, la contre-productivité de dépolitiser certains dossiers au nom d’une vision excessivement négative et désabusée de la politique renforce une possible polarisation et alimente la critique accusant les OI d’être technocratiques.

L’idée qu’il est impossible de réduire ces organisations à de simples mécanismes apolitiques établis uniquement pour faciliter la coopération internationale est-elle une surprise pour vous?

Non. C’est même d’ailleurs le point de départ de l’ouvrage. Les organisations internationales sont politiques : par leur composition, leur mandat, leur histoire. Mais elles dépolitisent en permanence, avec plus ou moins de succès. Nous ne nous contentons pas de constater ce paradoxe, nous montrons comment il fonctionne concrètement, et comment il fait sens pour les fonctionnaires, diplomates et autres professionnel·les de l’international qui font vivre ces institutions au quotidien.

En outre, le terme «politique» recouvre tellement d’acceptions qu’il n’est évidemment pas absurde d’avoir établi des distinctions qui ont longtemps structuré l’action internationale: «low politics vs high politics», «technique vs politique». Tout cela a pu et peut encore parfois se justifier. Si tous les enjeux sont potentiellement politiques, ils ne le sont pas toujours tous en même temps, et leur politisation varie en fonction des contextes. C’est l’équilibre que l’ouvrage a essayé de trouver entre deux discours et visions du monde: celle des «fonctionnalistes» qui affirmaient que l’on pouvait dissocier les enjeux, celle des penseurs «réalistes» qui ne voyaient dans les OI que des institutions soumises aux intérêts politiques des États.

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Couverture de "La dépolitisation du monde"


 Louis, Marieke, et Lucile Maertens.
 La dépolitisation du monde.
Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 2024.
À noter: versions numériques disponibles en libre accès.

Image de bannière: Shutterstock/red-feniks.
Entretien par Marc Galvin, Bureau de la recherche, Geneva GraduateInstitute.