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16 April 2024

Indonésie: avec l’élection de Prabowo, la démocratie en danger?

Aux yeux de nombreux observateurs,  l'élection de l’ancien général Prabowo Subianto à la présidence de l'Indonésie en février dernier est jugée inquiétante pour l'avenir de la démocratie. Dans un article pour The Conversation France, Jean-Luc Maurer, Professeur honoraire en études du développement de l'Institut, revient sur les résultats des récentes élections présidentielle et législatives et esquisse des scénarios sur l'évolution de l’état de droit et des droits humains dans le pays. 

Le résultat officiel des élections générales (présidentielles et législatives) indonésiennes du 14 février dernier a été annoncé le 20 mars. Pour ce qui est de la présidentielle, l’ancien général Prabowo Subianto, favori des sondages, l’a largement emporté au premier tour avec 58,6% des voix, loin devant les deux autres candidats en lice, Anies Baswedan avec 24,9% et Ganjar Pranowo avec 16,5%. Un résultat que de nombreux observateurs jugent assez inquiétant pour l’avenir politique du plus grand pays musulman du monde et l’une des seules «terres d’islam» où la démocratie a pris racine (lors de la chute en 1998 du général Suharto, après 32 ans de dictature).
 

Le scrutin le plus injuste depuis l’avènement de la démocratie ?

À vrai dire, née alors dans la violence puis consolidée dans la douleur, la jeune démocratie avait déjà commencé à stagner après une dizaine d’années puis à régresser à partir de 2014, au fil des deux mandats successifs du président sortant, Joko Widodo (dit Jokowi).

Le résultat des élections de février risque bien de renforcer cette tendance, non seulement en raison de la personnalité du nouveau président, dont le passé chargé et l’itinéraire tortueux ne sont guère rassurants (voir plus bas), mais aussi des stratagèmes auxquels son prédécesseur a eu recours pour influencer l’élection dans le sens qui lui paraissait le mieux correspondre à ses intérêts et garantir la perpétuation de son héritage.

D’ailleurs, les deux candidats vaincus ont décidé de contester le résultat devant la Cour constitutionnelle. Ce n’est pas vraiment sur les fraudes et irrégularités mineures relevées le jour du scrutin, lors d’élections considérées dans l’ensemble comme ayant été libres et équitables, qu’ils comptent pour avoir gain de cause, car elles ont été reconnues et corrigées. L’Indonésie a en effet démontré une nouvelle fois, à cette occasion, sa remarquable capacité à organiser dans le calme et sans incident majeur l’une des plus grandes journées électorales du monde au cours de laquelle près de 85% des 205 millions d’électeurs ont glissé leur bulletin dans les urnes des quelque 820000 bureaux de vote disséminés aux quatre coins d’un archipel immense. Ce qu’ils dénoncent surtout, ce sont les manigances et les abus de pouvoir auxquels se sont livrés avant ce scrutin Jokowi et ses partisans pour en assurer le résultat recherché, ce qui en fait, selon eux, le plus injuste et frauduleux depuis l’instauration de la démocratie.

En effet, après avoir fait circuler l’idée d’amender la Constitution pour accomplir un troisième mandat, de prolonger le second pour compenser les «deux années perdues» à cause de l’épidémie de Covid et de repousser la date de l’élection afin de mener à terme ses principaux projets, Jokowi a changé de stratégie face à l’opposition de la société civile et de son propre parti, le Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P).

Il a alors tenté de convaincre ce dernier et sa présidente, la matriarche Megawati Sukarnoputri (ancienne présidente du pays de 2001 à 2004), à laquelle il doit sa carrière politique, de faire alliance avec le Gerindra, la formation de Prabowo, son adversaire malheureux pour la présidence en 2014 et 2019. Lui ayant habilement offert en 2018 le ministère de la Défense afin de le neutraliser et de former la coalition gouvernementale la plus large et consensuelle possible, il espérait que le candidat de son propre parti, Ganjar Pranowo, au départ pressenti comme son successeur naturel et le garant de la continuation de sa politique, accepte de s’effacer devant son aîné Prabowo et de ne figurer sur le ticket présidentiel qu’au poste de vice-président.

Cela aurait évidemment constitué la solution idéale permettant de battre dès le premier tour le troisième candidat en lice, Anies Baswedan, beaucoup plus critique des projets en cours et se présentant comme le partisan du changement. Ayant essuyé un nouveau refus, il a alors lâché son camarade de parti et n’a pas hésité à trahir ce dernier en donnant des signes flagrants de son soutien à Prabowo, après avoir négocié en coulisse avec lui afin qu’il embarque son fils aîné, Gibran Rakabuming Raka, comme colistier pour la vice-présidence.

Il a fallu pour cela que la Cour constitutionnelle – présidée par le juge Anwar Usman, incidemment beau-frère de Jokowi – accepte de modifier la loi électorale pour permettre à un candidat âgé de moins de 40 ans, comme c’était le cas du fils de Jokowi, de pouvoir se présenter à un tel poste. Les protestations des plus farouches partisans de la démocratie et du respect de l’état de droit au sein de la société civile et du monde universitaire devant cette démonstration flagrante de népotisme n’ont pas réussi à faire annuler la décision, même si Usman a finalement été démis de ses fonctions de président de la CC, mais en est resté membre.

À l’annonce de cette alliance et grâce à la popularité de Jokowi, qui caracole toujours aujourd’hui à plus de 80% d’opinions favorables après dix années de présidence, la cote de Prabowo a fait un bond de dix points dans les sondages, passant de 37 à 47% dans le dernier trimestre 2023. Depuis lors, Jokowi, sans jamais déclarer ouvertement son soutien, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser le ticket Prabowo-Gibran, notamment en mobilisant l’appareil d’État à son avantage, des gouverneurs de province aux chefs de village ainsi qu’au sein de l’armée et de la police, et en distribuant généreusement des aides sociales en espèces ou en nature dans tout le pays, en priorité à Java Est et Central, les deux provinces clés où leurs adversaires risquaient de l’emporter.

C’est évidemment tout cela que ces derniers mettent en avant dans leur contestation des résultats de l’élection, avec la requête que cette dernière soit purement et simplement annulée et réorganisée en l’absence du ticket Prabowo-Gibran. Devant l’ampleur du succès du duo victorieux, qui a obtenu plus de 96 millions de voix, contre seulement 41 et 27 respectivement pour chacun des deux autres, et est arrivé en tête dans 36 des 38 provinces du pays, il est toutefois peu probable que cette requête maximaliste et irréaliste ait gain de cause auprès d’une Cour constitutionnelle peu susceptible de revenir sur l’une de ses propres décisions et de plonger le pays dans le chaos politique.

Il faudra attendre le 21 mai pour être fixés, mais il est donc presque certain que Prabowo deviendra le huitième président de l’Indonésie quand Jokowi lui cédera le pouvoir 20 octobre prochain. Ce dernier passera alors à la postérité comme un président qui a assuré la stabilité politique et fortement contribué au développement économique et social de son pays, mais qui en a aussi grandement accéléré la régression démocratique.
 

Prabowo a-t-il vraiment changé?

Sans revenir en détail sur le caractère et le parcours du nouveau président, comme nous l’avons fait dans un article récent, répétons seulement qu’ils soulèvent de légitimes craintes quant à l’avenir de la démocratie dans son pays. Les crimes de guerre et les violations multiples des droits humains dont il est soupçonné de s’être rendu coupable au cours de sa carrière militaire lui ont quand même valu d’être limogé de l’armée en 1998 et d’être interdit de séjour pendant vingt ans aux États-Unis et en Australie.

Par ailleurs, il a beaucoup changé de stratégie et de posture dans la quête obstinée du pouvoir suprême, qui constitue l’ambition de sa vie. Après avoir déjà été deux fois vainement candidat à la présidence contre Jokowi, en 2014 sous l’apparence d’un nationaliste populiste tonitruant, et en 2019 comme le défenseur de l’islam le plus radical, il s’est transformé pour cette élection de 2024 en gentil grand-père, grâce à une communication habile et à une excellente maîtrise des réseaux sociaux.

Il a ainsi réussi l’exploit de ratisser très large, conservant l’appui des nostalgiques de l’autoritarisme, qui connaissent bien sa personnalité profonde, et séduisant une génération Z qui représente un bon quart de l’électorat, n’a pas connu les affres de la dictature dont il a été un acteur zélé et a voté aux deux tiers pour lui car elle le trouvait gemoy (mignon).

L’avenir dira si le vieux militaire partisan de l’ordre a changé au point de respecter l’état de droit et les droits humains dont il n’a pas dit mot pendant sa campagne. Mais lui qui avait déjà déclaré en 2019 que la démocratie parlementaire n’était pas un régime adapté à la culture politique indonésienne a encore réitéré ses doutes à ce sujet en la qualifiant, après son élection, de système particulièrement «épuisant (tiring), compliqué (messy) et coûteux (costly)». On comprend que tous ceux qui ont combattu l’autoritarisme soient inquiets de le voir arriver au pouvoir et que le hashtag «RIP (Rest in Peace) Democracy» ait fleuri sur les réseaux sociaux depuis lors.

Cela dit, Prabowo peut aussi se dire que la démocratie parlementaire qui lui a finalement permis de conquérir le pouvoir et a déjà été largement affaiblie par Jokowi n’est pas si mauvaise tant que l’oligarchie politico-militaire et financière dont il fait partie continue à la contrôler, comme c’est en fait le cas depuis 1998. Pour cela, il doit former une nouvelle coalition gouvernementale aussi large que possible afin de pouvoir manœuvrer aisément la représentation nationale siégeant au DPR. Or les élections législatives qui se sont tenues le même jour que les présidentielles lui compliquent un peu la tâche.
 

Un mandat en questions

En effet, c’est le PDI-P de Megawati qui est arrivé en tête avec 16,7% des suffrages, devant le vieux Golkar crée par Suharto avec 15,3% et son propre Gerindra avec 13,2%, suivis par le grand parti islamique traditionaliste PKB avec 10,6 % et le parti nationaliste-démocrate Nasdem avec 9,6%. Arrivent ensuite trois autres formations, le PKS de tendance islamiste plus radicale avec 8,4%, le Parti démocratique (PD) de l’ancien président Soesilo Bambang Yudhoyono avec 7,4% et le PAN islamiste moderniste avec 7,2%.

Sur les 18 formations politiques qui avaient été admises à briguer les suffrages, ce sont là les 8 seules qui ont obtenu plus des 4% des voix leur donnant droit à un partage des sièges au Parlement. Les quatre qui faisaient partie de la coalition ayant soutenu la candidature de Prabowo (Golkar, Gerindra, PD et PAN) ne représentent que 43% des sièges dans l’actuel Parlement et il est peu probable qu’elles atteignent la majorité dans la nouvelle assemblée. En outre, celle-ci devrait continuer, selon la tradition établie, à être présidée par une personnalité issue du parti arrivé en tête du scrutin, le PDI-P. Or ce dernier a déjà annoncé qu’il resterait a priori dans l’opposition, ce qui serait une bonne chose pour la démocratie. Même si tel est le cas, il risque fort de s’y retrouver trop seul pour constituer un contre-pouvoir efficace, car la plupart des autres partis, y compris les trois ayant soutenu la candidature d’Anies Baswedan (Nasdem, PKB et PKS), ont déjà laissé entendre qu’ils pourraient, comme d’habitude, voler au secours de la victoire et rejoindre la coalition de Prabowo. L’avenir le dira.

Il dira aussi si un Prabowo, âgé de 73 ans et ayant déjà montré des signes de santé défaillante, pourra achever son mandat. Si cela s’avérait impossible, le vice-président lui succéderait automatiquement selon la règle constitutionnelle et Jokowi serait ainsi assuré d’établir la dynastie politique qu’il s’évertue à fonder. Sinon, cela pourrait aussi se faire en 2029 car il est peu probable que Prabowo brigue un second mandat, ce qui a d’ailleurs peut-être fait l’objet d’un accord secret avec Jokowi.

Cependant, il se peut aussi que les relations entre les deux protagonistes ne restent pas au beau fixe et que Prabowo se libère de son allégeance à Jokowi une fois qu’il aura les rênes en main. Combien de temps faudra-t-il pour que son tempérament orgueilleux et impulsif reprenne le dessus et chasse l’image du grand-père pacifique qui lui a permis d’être élu?

On le voit en tous cas mal supporter très longtemps les manigances de Jokowi pour continuer à influencer la politique gouvernementale et établir sa dynastie. Cela dit, il s’est engagé à poursuivre le programme de son prédécesseur, y compris l’achèvement du transfert de la capitale de Djakarta à Nusantara, dans l’est de l’île de Bornéo, le développement des infrastructures, la quête d’une certaine autosuffisance alimentaire et l’accélération de l’industrialisation à travers l’interdiction de l’exportation des minerais bruts comme le nickel. Le développement économique et social reste donc aussi sa priorité et il espère pouvoir augmenter la croissance du PIB de 5 à 7 ou 8% par an afin de contribuer à ce que l’Indonésie entre dans la catégorie des pays à revenus élevés d’ici 2045, au moment du centenaire de son indépendance.

Il a également élaboré un programme personnel de nature très populiste dont la pièce maîtresse est la mise en place d’un système de repas gratuits pour les 82 millions d’élèves scolarisés du pays. Quand il atteindra son rythme de croisière en 2029, on estime qu’il devrait coûter 25 milliards de dollars par année, soit 12% du budget national et 2% du PIB! Par ailleurs, il souhaite aussi augmenter le budget de la défense pour mieux équiper l’armée indonésienne en cette période de tensions internationales accrue.

Tout cela risque fort de creuser le déficit budgétaire qui est constitutionnellement limité à 3% par année. C’est une perspective à laquelle s’est toujours refusée Sri Mulyani, remarquable ministre des Finances depuis 2016 et gestionnaire rigoureuse des deniers publics, qui s’est déjà opposée à Prabowo sur ce sujet et ne devrait probablement pas faire partie de son gouvernement, ce qui inquiète les milieux économiques et financiers internationaux parmi lesquels elle est hautement respectée.

La présence féminine sera d’ailleurs certainement bien moindre dans le prochain gouvernement, qui devrait aussi perdre une autre femme d’exception en la personne de Retno Marsudi, l’inamovible et excellente ministre des Affaires étrangères de Jokowi depuis 2014 qui, comme sa collègue, semble avoir peu apprécié ses manœuvres politiques douteuses pour assurer la victoire de Prabowo. Au demeurant, ce dernier, plus cosmopolite et polyglotte que son prédécesseur, s’investira sûrement plus dans ce domaine, même s’il aura peut-être tendance à subordonner les relations extérieures à la politique de défense du pays.

Ancien militaire d’active et ministre de la Défense sortant apprécié dans les rangs de l’armée, il y a conservé une certaine légitimité, surtout depuis que Jokowi l’a formellement réhabilité juste avant les élections en lui conférant le titre suprême de général quatre étoiles à titre honorifique. En dépit d’un changement de style résultant du nationalisme plus ombrageux de Prabowo, l’Indonésie devrait continuer à pratiquer une politique extérieure traditionnelle de neutralité «libre et active» en tant que puissance régionale moyenne au sein de l’Asean, dont elle est un peu le leader informel et qu’elle représente au sein du G20.

Souhaitant conserver des relations équilibrées tant avec les États-Unis, son principal allié du point de vue stratégique, qu’avec la Chine, son plus grand investisseur étranger, elle devrait aussi rester à l’écart du club des BRICS. Tout porte à croire qu’elle préférera en effet privilégier de manière pragmatique son accession à l’OCDE, où sa candidature est à l’examen, que de s’aventurer avec la Chine, la Russie et les autres membres d’un nouveau «Sud global» sur les chemins semés d’embûches d’une contestation frontale de l’hégémonie occidentale.

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Source: cet article a été publié le 11 avril 2024 dans The Conversation France. Retrouvez la version originale ici > 
Jean-Luc Maurer est Professeur honoraire en études du développement et affilié au Centre Albert Hirschman sur la démocratie du Geneva Graduate Institute. Politologue de formation, il s’est spécialisé sur l’analyse des problèmes de développement économique social et politique des pays en développement. C’est aussi un spécialiste de l’Indonésie et plus généralement des pays de l’Asie du Sud-Est et de la région Asie-Pacifique. Il est l’auteur de plusieurs livres et de nombreux articles sur ces questions, en particulier sur l’Indonésie.

Le Geneva Graduate Institute est membre de The Conversation France. Les enseignant·es et les chercheur·es – y compris les doctorant·es et postdoctorant·es – qui souhaitent promouvoir leurs recherches par le biais de The Conversation peuvent simplement s’inscrire en tant qu’auteur·e et proposer une idée d’article. Il leur est également possible de contacter Marc Galvin au Bureau de la recherche.

Image en tête de l’article: MuhammadShahab/Shutterstock.com.