C’est une très grande perte d’abord pour Christiane, la compagne de toute sa vie avec laquelle il avait largement dépassé le cap des noces d’or, et pour leurs deux enfants, Nicolas et Anne, et leurs cinq petits-enfants, mais aussi pour tous ses amis et amies, des quelques fidèles qui l’ont accompagné depuis les bancs du collège jusqu’au grand nombre de celles et ceux qu’il s’était faits tout au long de sa vie. C’était un homme d’une probité et d’une droiture irréprochables, doublé d’un remarquable intellectuel à la rigueur intransigeante et à l’humour redoutable. Sa trajectoire de vie est exemplaire à plus d’un titre, de son engagement précoce et sans faille pour la paix et la justice dans le monde jusqu’à sa brillante carrière universitaire entièrement consacrée à la défense de la diversité culturelle et à la critique du concept de développement. Il a beaucoup marqué l’histoire et la pensée de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), auquel il était profondément attaché, et sa disparition ne manquera pas d’attrister toutes les personnes qui ont eu la chance d’y travailler avec lui ou d’y bénéficier de ses enseignements.
Né en juillet 1938 à Genève, Gilbert Rist a fait sa maturité fédérale classique en 1957 au Collège Calvin avant d’entreprendre simultanément deux licences à l’Université de Genève, l’une en sciences politiques (mention relations internationales) et l’autre en théologie, obtenues respectivement en 1963 et 1964. Après avoir assuré une charge d’enseignement en 1964-65 à la Faculté de droit de l’Université de Tunis, il revient à Genève pour prendre la direction du Foyer John Knox de 1966 à 1971 et fonder le Centre Europe Tiers Monde (CETIM), dont il sera le directeur de 1971 à 1975. En parallèle, il entreprend, à l’Institut de hautes études internationales (IUHEI), sous la direction du professeur Roy Preiswerk, une thèse de doctorat qu’il soutient en 1977 et qui sera publiée l’année suivante sous le titre Image des autres, image de soi? Comment les Suisses voient le tiers monde (Éditions Georgi). Pendant les années 1970, il s’engage aussi avec résolution dans la société civile, jouant notamment un rôle clé comme membre du comité du Mouvement anti-apartheid de Suisse entre 1966 et 1977 et membre du comité de la Déclaration de Berne (Association suisse pour un développement solidaire) de 1971 à 1978, alors que son engagement pour la cause palestinienne restera constant. Il participe également de 1977 à 1979 au grand projet de recherche de l’Université des Nations Unies sur les «Objectifs, processus et indicateurs du développement» dirigé par le professeur Johan Galtung.
La longue et fructueuse collaboration de Gilbert Rist avec l’Institut d’études du développement (qui deviendra l’IUED en 1977 après la signature d’une convention avec l’Université de Genève, puis fusionnera en 2008 avec l’IUHEI pour fonder notre Institut) commence dès 1975, quand il le rejoint comme chercheur associé. En 1978, il y est nommé chargé de recherche puis de cours, assurant notamment pendant plusieurs années l’enseignement du cours de «tronc commun» en anthropologie nouvellement créé. Dès 1979, il rejoint l’équipe rédactionnelle des Cahiers de l’IUED, qui vont laisser une empreinte forte dans l’histoire des études du développement et dont il sera jusqu’à sa retraite un élément moteur. En 1985, à l’issue d’un concours international relevé, il est nommé professeur dans le domaine des relations interculturelles, poste qu’il occupera jusqu’au terme de sa carrière académique en 2003.
Au niveau de l’enseignement, en plus d’avoir été l’un des principaux responsables du cours de base en anthropologie, dans lequel il avait chaque année face à lui une nouvelle volée d’étudiant·es qu’il s’était donné pour tâche d’inciter à exercer une pensée critique envers le concept de développement, Gilbert Rist a animé au fil des ans de nombreux séminaires, souvent en association avec sa complice académique de toujours, Marie-Dominique Perrot, sur des thèmes tels que «Sociocentrisme et identité culturelle» ou «Relations interculturelles et développement». Je n’ai jamais rencontré un·e ancien·ne étudiant·e de l’IUED qui n’ait gardé un souvenir impérissable des cours du professeur Rist, de sa culture classique, de ses connaissances encyclopédiques en sciences sociales, de sa rigueur d’analyse, de son élocution forte et claire et de son humour toujours présent – ni de ses exigences très élevées, comme ont pu l’expérimenter celles et ceux qui ont eu la témérité de faire leur mémoire de master ou leur doctorat en études de développement sous sa direction.
En matière de recherche, Gilbert Rist a été très actif et laisse derrière lui une œuvre majeure qui continuera pour longtemps à inspirer les gens travaillant sur ou dans le développement. Cette œuvre est bien sûr couronnée par son influent ouvrage Le développement: histoire d’une croyance occidentale (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996), dont la quatrième édition est sortie en 2022 et qui a été traduit notamment en anglais, en espagnol, en italien et en chinois. Mais il faut également citer d’autres livres importants comme L’économie ordinaire entre songes et mensonges (Presses de Sciences Po, 2010) ou La tragédie de la croissance (Presses de Sciences Po, 2018). Tout aussi marquants sont certains des ouvrages collectifs écrits avec ses collègues Marie-Dominique Perrot et Fabrizio Sabelli, dont le fameux Il était une fois le développement (Éditions d’En Bas, 1986), qui fit grand bruit dans le landerneau du développement helvétique lors de sa parution, ou encore La mythologie programmée: l’économie des croyances dans la société moderne (PUF, 1992). Il faut y ajouter deux numéros qu’il a dirigés dans la série des Nouveaux Cahiers de l’IUED (qui succèdent aux Cahiers de l’IUED dès 1994, toujours chez les PUF): La mondialisation des anti-sociétés: espaces rêvés et lieux communs (no 6, 1997) et Les mots du pouvoir: sens et non-sens de la rhétorique internationale (no 13, 2002). Et c’est sans compter une impressionnante liste d’articles scientifiques.
Sur le plan institutionnel, Gilbert a aussi joué un rôle majeur dans l’histoire de l’IUED. On a dit quelle fut sa place dans l’aventure éditoriale et intellectuelle des Cahiers de l’IUED, mais il n’a pas rechigné à mettre la main à la pâte pour assurer également de lourdes responsabilités administratives. C’est ainsi qu’il accepta en 1990, à la demande de Jacques Forster, alors directeur de l’Institut, de prendre le poste de directeur adjoint chargé du programme d’enseignement, qu’il continua à assumer encore deux ans après mon élection à la direction en 1992. Je me souviens avec gratitude de l’énergie qu’il déployait pour que la brochure de notre programme d’enseignement sorte à temps et «tienne la route»! C’est aussi pendant cette période quadriennale qu’il lutta bec et ongles avec l’Université de Genève pour que soit lancé notre doctorat en études de développement, dont il est le véritable père. Nous n’avions pas toujours été d’accord sur tout auparavant dans notre appréciation des bienfaits et des méfaits du développement, mais il fut un adjoint d’une loyauté, d’une sagacité et d’une efficacité irréprochables. C’est pendant ces années que nous sommes devenus des amis très proches et que nous le sommes restés, évoquant encore nos meilleurs souvenirs deux semaines avant sa disparition dans un long entretien chargé d’émotions et de rires.
Bon vent dans les limbes de l’au-delà, cher Gibus, comme l’appelaient ses intimes. Tu vas beaucoup nous manquer.
Jean-Luc Maurer
Professeur honoraire à l’Institut
Directeur de l’IUED de 1992 à 2004
Genève, le 20 février 2023
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