Impossible de parler de toi au passé Cher Hadrien tant sont forts les liens qui nous ont unis dès nos premières rencontres alors que tu étais encore étudiant puis doctorant. Compagnons de route de la socioéconomie, nous avons eu la chance exceptionnelle de travailler étroitement avec toi, pendant plusieurs années. Jean-Michel se souvient encore du premier email que tu lui avais adressé alors que tu étais sur le terrain pour ton mémoire en Argentine. Dans ce premier message d’un étudiant en mastère de l’EHESS qu’il a reçu au Pérou et qui s’en est suivi de beaucoup d’autres, tu l’interrogeais sur quelques textes et les problèmes qu’il posait sur la nature de la monnaie. Une étonnante lucidité, précocité aussi dont il a gardé un vif souvenir. Ce fut un premier lien avec le groupe, semence de beaucoup d’autres recherches, publications, rencontres étendues très rapidement à ceux et celles ferraillant pour le développement d’une socioéconomie de la monnaie et de la finance beaucoup marquée par l’héritage de Karl Polanyi.
La recherche mais aussi la montagne t’ont conduit de Paris où tu avais été étudiant à l’Université de Dauphine et à l’EHESS, puis à Genève où tu as effectué ton mémoire d’études approfondies en économie du développement à IHEID, puis à Paris de nouveau, où tu as soutenu ta thèse à Dauphine en économie sous la direction de Bruno (Théret) associée à Jean-Michel. Ta thèse consacrée aux clubs de trueque publiée chez Karthala restera un modèle tant pour la méthode déployée que pour la pertinence de l’objet abordé.
Tu as quelques mois effectué un post-doc au sein de l’équipe de recherche animée en Afrique du Sud par Keith Hart, qui a élargi le champ géographique de ta réflexion et t’a permis notamment d’approfondir ta compréhension de l’apport de l’anthropologie et du temps long. Après ton intégration au CNRS en tant qu’anthropologue, une performance exceptionnelle puisque ta thèse était en économie, ton parcours, tes travaux témoignent de ta conception éminemment politique et engagée de la recherche, et aussi à quel point tu tenais à ton indépendance intellectuelle. Sans pour autant éluder le débat scientifique, bien au contraire, tant tu étais guidé par une haute estime de la recherche et de sa nécessaire rigueur.
Tu es revenu ensuite à Genève où, grâce à Solène, tu as été accueilli comme hôte académique de l’université puis professeur invité pendant près de quatre ans.
En juin 2016, à Lyon, tu avais évoqué le projet d’organiser à Paris un séminaire sur la dette à l’EHESS. Il sera animé pendant trois années, par toi, Emilia, Isabelle et Solène, avec une même passion pour la recherche à partir de terrains a priori éloignés (toi avec l’Amérique latine, l’Inde pour Isabelle, la France et l’Argentine pour Emilia et le Mexique pour Solène). Nos objets et méthodes de recherche avaient beaucoup en commun et se complétaient magnifiquement bien.
De nombreux collègues européens, latino-américains y ont été associés, tous animés par un souci de rompre avec les approches trop globalisantes et moralisantes renvoyant les débiteurs à une posture passive, pour privilégier une approche qui autorise à penser la manière dont les populations se saisissent de ces instruments et se les approprient. Non pas pour romantiser leur ingéniosité, mais pour mieux penser les possibilités d’organisation et de résistance politiques, que tu estimais délaissées par la pensée critique contemporaine. L’organisation du séminaire sera vite rattrapée par la maladie dont tu nous as informés durant l’hiver 2016-2017. Tu ne t’es pourtant pas laissé dominer par « Elle ». D’emblée, tu as indiqué ton souci de pouvoir combiner les traitements et le séminaire, et tu as organisé ceux-ci en fonction des séances de séminaire déjà fixées. Tu n’en as pas raté une seule. Œuvrant pour un dialogue ouvert et fécond, le séminaire a été un espace d’échanges et de curiosité où dominait le souci de « mieux comprendre » pour « mieux agir », ou du moins mieux penser l’action. Y ont été associés des sociologues, économistes, anthropologues et politistes de la dette. La fatigue et la douleur, présentes dès les premiers traitements, n’ont jamais eu raison de ta présence et de ton exigence intellectuelle, tant à l’égard de toi-même que des autres. Toujours avec courtoisie, diplomatie et humour, et ton sourire rayonnant, tu savais nous pousser dans nos retranchements. Par ce séminaire, tu as marqué de nombreux étudiant.e.s qui ont eu et plus encore auront le privilège de te lire et de t’écouter.
Ce séminaire a culminé avec une rencontre finale dans cette ancienne magnanerie logée au cœur des Cévennes, pour lequel tu t’es démené pour obtenir un financement. La montagne et la maladie s’y sont invitées. La veille de notre départ pour cette rencontre, tu nous as appelées de Sion pour nous annoncer l’accident en montagne d’Olivier et les incertitudes qui pesaient sur son état de santé. Tu t’es néanmoins arrangé pour venir dans les Cévennes d’où tu suivais l’évolution de l’état de santé de ton ami. Tu souffrais toi aussi mais nos discussions te permettaient, Solène s’en souvient, « de ne pas penser à la douleur ». Nous nous sommes quittés gonflés d’espoir, tant pour ta rémission que pour nos projets communs sur les économies politiques et morales de la dette. L’histoire en a voulu autrement. Toutefois, elle ne s’arrête pas pour autant.
À Genève, dès que tu avais un peu d’énergie, tu partais en montagne ou tu venais au bureau où Solène entendait les discussions animées avec Joshua. Genève te sourit car Riccardo, ton ami et compagnon de route du IIAC, vient alors s’y installer. Tu ne caches pas ta joie immense car tu as en tête de tout combiner : un projet pour le labo de Paris, la recherche de terrain en montagne et l’alpinisme. Cette aspiration impliquait que tu restes vivre à Genève ou dans sa région. Solène, avec Sophie puis Riccardo pour le CNRS, et les assistantes administratives de l’Unige avec le soutien discret mais infaillible de Marie, ta maman, et de Anne-Laure, ta sœur, ont permis de jouer les équilibristes bureaucratiques pour prolonger ton séjour helvétique.
Ainsi a été lancé un projet sur la dette en Suisse qui devait progressivement se déployer. Un premier financement a été obtenu, puis un second pour engager Max et Abel, puis Sélim et Malcolm. Tu n’as eu de cesse de suivre ces activités et réflexions au plus près possible. Nous nous appelions aussi régulièrement que possible pour échanger substantiellement. Tu étais frustré de ne pouvoir selon tes mots « en faire davantage ». Pour préparer la réunion de lancement du projet, tu t’étais arrêté sur le bord de l’autoroute pour qu’on en discute ! Solène dit que tu avais été à bonne école, avec Jean-Michel qui appelle parfois depuis un supermarché pour discuter d’un papier. Toujours incisif et percutant, tes suggestions et pistes de réflexion étaient d’une grande aide, et nous portent encore et encore. Tu as tenu jusqu’au bout à être à nos côtés dans la mesure de tes forces. À la mi-août, Jean Michel t’avait retrouvé à Genève et tu lui avais parlé de ton projet de repartir dès que tu le pourrais sur le terrain en Argentine pour de nouvelles découvertes, ainsi que la prochaine évasion alpestre que tu allais faire dans les Alpes du Sud et de tes montées au Salève au-dessus du Léman pour t’entraîner. Fin août dernier, tu es venu à une réunion, tu nous écoutais attentivement partager nos observations de terrain malgré les douleurs qui se manifestaient dans ton corps et qui t’inquiétaient.
Hadrien, nous te remercions pour ton exigence, ta capacité d’écoute et ta bonne humeur à tout épreuve. Ton ambition de tirer les fils sur tes objets à partir du triple héritage intellectuel, de Bruno, Keith et Jean-Michel, envers qui tu as toujours exprimé beaucoup de reconnaissance ainsi que vers ceux qui les avaient guidés.
Ta créativité et aussi ton indépendance intellectuelle se sont doublées d’une incroyable capacité à te lier en Europe, en Afrique du Sud et en Amérique latine, à la fois à des personnes et à des collectifs divers et variés. Avec une éthique d’une recherche ni surplombante, ni simple addition de réflexions individuelles. Mais fruit d’une pensée éprouvée par différentes perspectives et ancrée dans la réalité politique, sociale et économique qui nous anime et nous unit dans la reconnaissance d’un Grand Tout qui fait société.
Tu nous laisses tant de projets inachevés et donc la responsabilité de continuer à faire vivre cette utopie d’une science sociale unifiée autour des objets qui s’imposaient à toi depuis le terrain car ils étaient « essentiels » à tes yeux, non pas par pur jeu intellectuel, mais essentiels pour appréhender en profondeur les mécanismes des inégalités et, au-delà de la critique, pour œuvrer à la construction d’institutions plus justes et de sociétés dans lesquelles chacun et chacune dans sa diversité peut avoir accès à de « vrais » droits.
Ce message ni n’est un adieu, ni un au-revoir, car nos liens intellectuels et amicaux sont si profonds que nous savons bien que tu ne nous as pas quittés. Tu seras toujours avec nous dans nos combats pour la recherche, qui se poursuivent et avec ceux et celles qui demain et après-demain les poursuivront. À nous donc d’avancer, non seulement pour conjurer la peine, immense, mais aussi pour continuer ce combat intellectuel et politique auquel tu étais tant attaché et qui toujours nous relie.
Isabelle Guérin, Solène Morvant-Roux, Emilia Schijman et Jean-Michel Servet