Sofyen Khalfaoui (MIR ’08) témoigne de l’afflux massif de familles vers les zones kurdes.
«Leurs regards atterrés m’ont longtemps poursuivi. Cette famille-là venait d’arriver. Une semaine plus tôt, elle menait une vie normale: les parents travaillaient, les enfants allaient à l’école. Puis tout a basculé. Fuyant les combats, ils ont trouvé refuge au Kurdistan irakien, dans une école. C’était en août, pendant les vacances scolaires. Ils parlaient peu, mais on voyait bien qu’ils ne se sentaient pas à leur place. Ils fixaient des yeux leur bébé. Qu’allait-il devenir?»
Sofyen Khalfaoui est de retour dans sa Genève natale. Pour souffler quelques jours. Se ressourcer. Une parenthèse indispensable. Car depuis six mois, le jeune trentenaire s’active au sein de l’ONG Save the Children dans ces zones kurdes où survivent plus d’un million de déplacés irakiens et 230’000 réfugiés syriens, pour moitié des enfants. Conseiller en éducation, ce diplômé de l’Institut s’efforce de re-scolariser une génération entière. Un travail de Titan.
Ces enfants qui ont fui la guerre, que deviennent-ils ?
Il faut d’abord bien prendre la mesure de la situation. L’an dernier, c’est plus de deux millions d’Irakiens qui ont fui leurs foyers à cause du conflit entre le gouvernement irakien et des groupes armés (ndlr: dont «l'Etat islamique», surnommé Daech en arabe). Une partie a fui vers la région autonome kurde, une autre vers le reste du pays, mais avec une concentration importante autour de Kirkouk. Pour plus de la moitié, il s’agit d’enfants. Dans le nord, ces gens sont venus s’ajouter aux 230’000 réfugiés syriens, dont certains vivent là depuis près de quatre ans. Forcément, les autorités locales sont débordées. En un temps record, la communauté humanitaire est parvenue à construire près de 30 camps de tentes (parfois même il y a des bâtiments en préfabriqué). Les enfants ne sont donc pas à la rue. Par contre, dans la plupart de ces camps, les écoles sont encore en construction. Dans un premier temps, cela n’a souvent pas été considéré comme la priorité absolue. Du coup, sur les 600’000 enfants déplacés au Kurdistan et dans ses zones périphériques, seulement 10 à 20% sont scolarisés. Même parmi les 100’000 enfants syriens, six sur dix ne vont pas en classe. Certains n’ont pas vu un instituteur depuis plusieurs années!
Avec quelles conséquences ?
Des enfants qu’on met au travail, d’autres enrôlés dans des milices, certains qui versent dans la petite criminalité, des filles mariées pour la dot… Tous ces cas de figure existent. Mais le plus souvent, le risque, c’est surtout de décrocher, de ne plus être capable de réintégrer un système scolaire. Pour les enfants, aller à l’école permet de se sentir dans une «normalité». Souvent, ils l’expriment très simplement: dès 8 ou 10 ans, ils disent qu’ils s’ennuient, qu’ils n’ont rien à faire ou personne avec qui jouer. Ils cherchent naturellement une vie plus dynamique…
Et dans les zones contrôlées par les djihadistes de Daech ?
Nous n’y avons pas du tout accès. Autant que possible, nous travaillons dans les zones proches du front, mais nous n’avons pas d’information fiable sur ce qui se passe au-delà, nous entendons seulement des récits invérifiables. Pour le reste, les travailleurs humanitaires sont tenus au fait des conditions sécuritaires. Pas question de partir au travail le matin sans savoir quelles zones doivent être évitées. Save the Children a un système très efficace, pour ses 300 collaborateurs «nationaux» (Kurdes ou Syriens) et ses 40 expatriés.
Vous portez un nom arabe. Cela vous aide-t-il sur le terrain ?
(Sourire.) Pour les gens là-bas, je suis une énigme. D’abord, certains me croient Kurde. Puis ils m’entendent parler arabe (mon père est Tunisien, ma mère Algérienne). Mais quand ils me voient sortir mon passeport suisse… ils sont perdus! Plus sérieusement, mon nom me sert dans la mesure où les gens imaginent que je comprends mieux leur sensibilité. Mais ma nationalité suisse m’est très utile pour jouer la carte de la neutralité.
Vous êtes aussi comédien. Y a-t-il un rapport entre ces facettes ?
J’y travaille justement. Par exemple par l’inclusion du théâtre dans des programmes scolaires. Ou par la réalisation de projets scéniques plus personnels. Je prépare en ce moment une lecture-performance d’un texte de l’auteur canado-libanais Wajdi Mouawad, «Un obus dans le coeur», qui raconte l’histoire d’un exil, d’un traumatisme de guerre et des chemins vers la résilience.
Article d’Andrés Allemand, Tribune de Genève, 26 février 2015