Parmi les militants néo-nazis lors de la manifestation à Charlottesville en Virginie aux États-Unis le 12 août dernier, certains portaient des portraits du président syrien Bachar al Assad. D’autres, parmi ces mêmes militants d’extrême-droite, dont l’un des promoteurs de l’événement, arboraient (comme l’a remarqué un survivant d’Auschwitz) des tee-shirts avec en photo Corneliu Zelea Codreanu, fondateur en 1923 du mouvement fasciste roumain, la Légion de l’Archange Michel, puis du parti politique la Garde de Fer prônant un régime totalitaire et antisémite en Roumanie. Tout à sa nature spectaculaire et à l’attaque terroriste à la voiture-bélier qui tua une femme ce jour, cet épisode révélait en réalité logiquement un peu plus la nature d’une importante, nouvelle et hybride dynamique émergente suivant laquelle le racisme au Nord s’allie de plus en plus à l’autoritarisme au Sud, au nom de l’ordre, de la protection de l’identité ancestrale (quelle qu’elle soit) et de la sécurité.
Circonscrire cette dynamique aux remous crées, aux États-Unis et à travers le monde, par l’élection de Donald Trump serait faire fausse route. L’homme d’affaires et présentateur d’émission télévisée a certes ouvert les vannes de divisions sociétales sans précédent à ce niveau de l’exécutif américain. Selon le Southern Poverty Law Center, il y a eu, à titre d’exemple, 1.094 incidents racistes aux États-Unis durant les trente-quatre premiers jours de la présidence Trump. Ce qui a suivi – de l’interdiction d’entrée sur le territoire d’individus sur la base de leur religion en janvier à la défense de manifestants portants des drapeaux nazis et scandant des slogans antisémites en août – a confirmé l’orientation assumée de cette présidence. Beaucoup, en Europe démocratique et au Moyen-Orient objet de cette discrimination, n’ont pas voulu voir ce racisme pour ce qu’il était et l’on souvent rationalisé.
Le refus du président Trump de condamner les attaques terroristes contre des Musulmans cette année (au Québec le 30 janvier, à Londres le 19 juin), dont des attaques sur le sol américain contre des citoyens américains (à Portland dans l’Oregon le 26 mai et à Fairfax en Virginie le 19 juin) ou son tweet relatant, afin de l’exemplifier, la fausse histoire de la manière dont, selon lui, le Général américain John Pershing aurait mis fin en 1908 au soulèvement des rebelles Moro aux Philippines durant l’occupation américaine – en les exterminant à coup de balles trempées dans du sang de cochon – indiquent, a nouveau sans nulle ambiguïté, le positionnement du chef de l’État de la démocratie américaine.
Pour autant, la transformation en cours est plus profonde comme elle transcende le facteur Trump. L’instrumentalisation de conflits externes à des fins locales a une longue histoire. Au Nord comme au Sud, les extrémistes de tous bords ont régulièrement nourri leur opposition à l’ennemi interne en le liant a quelque parti extérieur, en temps de crise ou en temps de pourrissement démocratique. Dans la phase actuelle, néanmoins, on a vu apparaître une nouvelle puissance politique du racisme ou la rhétorique de xénophobie se dédouble d’un contenu oppressif afin de le normaliser comme agenda dominant, au nom de l’expression de la liberté et en modulant toujours la séduction de l’ordre. Par le biais d’appels du pied de plus en plus explicites de la part d’élus en démocraties ou d’autocrates jouant parfaitement la partition moi-ou-le-chaos-terroriste-et-islamiste, la démesure, la simplification et le populisme ont pris le dessus de la géopolitique mondiale au cours des deux dernières décennies. Mais le paradoxe est là que ce politique, comme toujours, est bien local et le défunt historien Tzvetan Todorov notait à ce sujet que « la démocratie secrète en elle-même des forces qui la menacent, et la nouveauté de notre temps est ces forces sont supérieures à celles qui l’attaquent du dehors. Les combattre et les neutraliser est d’autant plus difficile qu’elles se réclament à leur tour de l’esprit démocratique et possèdent donc les apparences de la légitimité ».
Nous sommes donc à cette croisée de chemins entrecroisés. Il y a cent ans était entamée une séquence historique qui allait déterminer la nature politique majeure du siècle dernier à savoir un double mouvement de décolonisation et de lutte entre les régimes totalitaires et les régimes démocratiques. À la fin du siècle, cette séquence semblait close et les valeurs qui en étaient nées furent consacrées et institutionnalisées durant les années 1990 – sécurité humaine, démocratisation, droits de l’homme, environnement, genre, population, bonne gouvernance – objets d’un projet mondial commun. Aujourd’hui, les avancées des trente dernières années sont remises en cause à la fois par un pourrissement au Nord et par une impossibilité à dépasser l’autoritarisme au Sud, avec la nouveauté que ces deux insidieuses dynamiques se donnent la main se renforçant ainsi. À tel point que, comme le notent le sociologue Zygmunt Bauman et le politologue Leonidas Donskis dans leur récent ouvrage, « le monde n’a probablement jamais été si inondé de croyances fatalistes et déterministes ». Et cette trompeuse disposition (celle des époques d’ignorances) fait le lit néo-médiévalo-libéral du désenchantement en cours de la démocratie.
Aussi, la libération de la parole raciste que l’on observe désormais partout génère une dédramatisation de la question de la haine de l’autre, et partant la normalisation de la discrimination, toujours au nom de la lutte pour la sécurité et donc ceux qui, ailleurs, sont présentés comme des alliés de cette sécurité avec comme premiers bénéficiaires les régimes autoritaristes au Moyen-Orient. Comprenons alors que l’escalade islamophobe, le regain judéophobe et la réactivation du racisme anti-noir sont liés. Très précisément, l’islamophobie depuis le 11 Septembre a mené à un regain de l’antisémitisme durant les années 2000 (en France notamment) et une réactivation du racisme anti-noir durant les années 2010 (à des niveaux aux États-Unis jamais observés depuis les années 1970). Les terreaux qui ont connu ces heures sombres et qui avaient œuvré longtemps à éviter un retour de ceci ont vu – en Allemagne (PEGIDA), en France (le Front National) – de nombreux épisodes au cours de cette décennie ou des populistes ont nonchalamment fait écho aux discours de haine et de stigmatisation fermant l’espace entre eux et la « poigne » des « homme forts » de quelque autocratie du Sud.
Et la mécanique de l’ailleurs désormais impliqué se joue sur ces deux modes ; l’ennemi de mon ennemi est mon allié et le moindre mal de l’autoritarisme est une protection contre les hordes barbares. Si, en Syrie, Assad a pu si aisément instrumentaliser la menace de l’État islamique, c’est bien grâce à cette imbrication simpliste. Comme toujours lorsqu’il s’agit d’éthique et de responsabilité, la couardise et l’apathie face à l’injustice sont néanmoins ce de quoi se nourrissent nos monstres auto-produits lorsque la raison s’endort.
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Photo: Francisco Goya, El Sueño de la Razón Produce Monstruos, 1799
Les temps du Moyen-Orient, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, 3eme septembre 2017
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