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Gender centre
01 December 2017

Genrer l’économie des superstars. Le (faible) succès commercial des femmes dans le rap français (1990-2015)

 

Conférence de Karim Hammou, Centre national de la recherche scientifique

Compte rendu de Vanessa Gauthier Vela, Institut de hautes études internationales et du développement

Dans le cadre des Gender Seminar Series du Centre genre, Karim Hammou a donné une conférence sur la question du succès commercial des femmes dans le rap francophone. Présentant une partie de son enquête comportant des volets qualitatif et quantitatif, et utilisant une analyse genrée, le chercheur a décortiqué certaines des dynamiques qui entraient en jeu dans l’économie des superstars.

Hammou prend comme point de départ "l’effet superstar" de Rosen, qui avance que de légers écarts de qualité mènent à d’importantes différences de succès commercial. Cet effet de polarisation de la demande peut être observé dans l’industrie de la musique comme dans d’autres, notamment l’industrie du cinéma ou du sport. Toutefois cette distribution des meilleures ventes censément liée à une différence de qualité s’avère complexe à analyser si l’on se réfère à la culture. En effet, comment juger ce qu’est une légère différence de qualité et quelle est la place du talent, du hasard, du genre ou de la race dans cette compréhension ?

Le chercheur a brossé un tableau de l’industrie de la musique française d’où s’est dégagée une forte division sexuelle du travail, et a souligné l’intérêt particulier du cas du rap puisque l’interprétation vocale y est fortement masculinisée (alors qu’elle est plutôt féminisée dans les autres styles musicaux, contrairement à l’interprétation d’instruments de musique). Ainsi, au travers du temps, plus le rap est devenu une technique d’interprétation spécialisée, moins on y a retrouvé de femmes. En se servant du modèle du tuyau percé pour expliquer son approche par les carrières individuelles des rappeuses, et en nous exposant également les limites du modèle, Hammou a montré à quel endroit et par quels mécanismes les femmes disparaissent tout au long du parcours qu’elles suivent entre la position d’auditrice de rap et celle d’artiste rap à succès. Des différences notables peuvent s’observer entre les hommes et les femmes se disant amateurs de rap (30% des auditeurs de rap étaient des auditrices dans les années 1990) et cette différence s’accentue de manière importante au niveau des rappeuses ayant enregistré un album LP (6% de femmes) ainsi qu’à celui des rappeuses ayant reçu un disque d’or (3% de femmes).

Les obstacles genrés qu’ont à surmonter les rappeuses sont d’ordres divers. En expliquant que les carrières amateurs commencent très tôt, le chercheur a souligné l’importance de la socialisation genrée à l’adolescence un moment où les jeunes sont le plus souvent séparés par leur genre. Et s’ajoutent à cela les difficultés qui empêchent les femmes d’avoir accès au matériel d’enregistrement ou de s’autoriser à l’utiliser. Hammou a ajouté que la ségrégation verticale dans l’industrie de la musique en général n’aide pas à l’inclusion des femmes étant donné que les activités les plus rémunératrices, les plus prestigieuses, et les plus décisionnaires sont celles où l’on retrouve le moins de femmes. Celles-ci forment 46% des auditrices de musique et 41% des techniciennes de l’industrie musicale, mais seulement 10% des directrices des salles de spectacle d’importance majeure. De cette manière, des hommes et des termes masculins sexistes maîtrisent l’ascension des rappeuses (et plus généralement des femmes musiciennes) par l’imposition de choix artistiques et une part de contrôle de l’image des artistes. Aussi, même quand elles ont du succès, les rappeuses rencontrent des obstacles spécifiques en étant moins payées que leurs collègues masculins et socialement isolées.

Dans sa convaincante analyse du cas des trajectoires de rappeuses en France, Hammou a fait la démonstration qu’une analyse genrée permet d’enrichir le concept d’« effet superstar ». En effet, une analyse genrée permet non seulement de déceler les obstacles propres aux femmes artistes, mais également de mettre en lumière les dynamiques genrées propres à l’industrie de la musique et à l’économie des superstars.