La poussée de l’extrême-droite qui a marqué les élections au Parlement européen dans plusieurs pays de l’Union, le 9 juin, a pris en France une tournure imprévue. Sans s’embarrasser des consultations que prévoit la Constitution, Emmanuel Macron a dissous le soir même l’Assemblée nationale en prenant acte de la victoire du Rassemblement national – et ce, bien que les deux institutions parlementaires n’aient aucun lien entre elles et que le désaveu de la majorité en place lors du scrutin européen soit presque un classique de la Ve République.
L’effet de sidération sur le pays a été total. Fidèle à sa carrière, Emmanuel Macron s’est toujours voulu « disruptif ». En l’occurrence il a prétendu « clarifier » la situation et « apaiser » la nation. Mais le cours inopiné des événements a prouvé qu’il a perdu la main depuis sa réélection ratée de 2022. Certes le Rassemblement national, après avoir confirmé sa progression lors du premier tour, le 30 juin, s’est trouvé relégué en troisième position à l’issue du second, le 7 juillet. Symboliquement il est le grand perdant de la consultation, même s’il a confirmé sa place de premier parti politique de France. Au fil de la campagne du second tour l’électorat a compris qu’il n’était pas devenu aussi présentable qu’il le prétendait et qu’il n’était pas (encore ?) capable de gouverner. Il est aussi possible que la concomitance des élections britanniques ait mis en valeur le désastre que fut le Brexit et incité les électeurs français à la prudence en matière d’irresponsabilité populiste.
Néanmoins, le second perdant de ce coup de dés, que la plupart des commentateurs ont qualifié d’insensé, a été son propre auteur. Le président est désormais nu. Il s’est aliéné son camp en envoyant au casse-pipe électoral ses députés et en jouant l’avenir du pays à la roulette russe, à la gourmandise de Vladimir Poutine qui voyait déjà l’un de ses séides s’installer à Matignon et obtenir un accès direct à l’appareil militaire et sécuritaire de l’un des pays clefs de l’OTAN. Il n’a plus à l’Assemblée nationale la majorité relative qui lui avait permis de gouverner vaille-que-vaille, depuis 2022. Les piliers de la macronie ont ostensiblement pris leurs distances et roulent désormais pour eux-mêmes, à l’instar de l’ancien Premier ministre Edouard Philippe, du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et de l’actuel Premier ministre Gabriel Attal, tous candidats presque déclarés à la prochaine présidentielle dont on ne peut plus exclure qu’elle survienne avant 2027.
La France entre donc dans une période de grande incertitude. Après sept ans de gouvernement caméral d’une hyper-présidence qui se voulait « jupitérienne », l’épicentre de l’Etat s’est déplacé vers le Parlement sans qu’aucune majorité absolue ni même relative mais stable ne se dégage. En théorie rien de bien préoccupant puisque la plupart des pays européens sont dirigés par des coalitions gouvernementales qui se sont formées dans le sillage des élections, sur la base des rapports de force que celles-ci avaient cristallisés et au prix de longues négociations. Et, n’en déplaise à ceux qui doutent de la capacité culturelle des responsables politiques français à nouer des compromis et à produire du consensus, les IIIe et IVe Républiques n’ont pour ainsi dire connu que des gouvernements de coalition. Il est de bon ton néo-gaulliste de les railler. Le rendement décroissant du présidentialisme de la Ve République depuis une vingtaine d’années devrait amener à plus de modestie.
Il n’empêche que l’inévitable retour au parlementarisme se heurtera en France à une difficulté qui n’est pas culturelle mais institutionnelle. La Constitution dote le président de la République de prérogatives sans équivalent dans les autres démocraties. Au vu de ses états de service on peut craindre qu’Emmanuel Macron n’affirme sa capacité de nuisance règlementaire, référendaire, et aussi en matière de nominations à un nombre considérable de fonctions publiques ou parapubliques, pour persister dans son être présidentiel et mener la vie dure à un gouvernement de cohabitation, au risque d’aggraver la crise qu’il a lui-même provoquée.
Par ailleurs le succès électoral du Nouveau Front populaire ne peut cacher ni ses contradictions internes ni l’implantation inédite du Rassemblement national dans les profondeurs du pays.
Jean-François Bayart est professeur à l’IHEID (Genève) et titulaire de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contemporain ». Derniers ouvrages parus : L’Energie de l’Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte, 2022) et Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024 (Karthala, 2024)