Comment concilier l’exigence de justice et le besoin de réconciliation dans les sociétés qui ont connu des crimes de masse? Comment vivre à nouveau ensemble quand les armes se sont tues? Faut-il pardonner ou saisir la justice? La nouvelle plateforme Justiceinfo.net est née pour stimuler ces débats grâce au concours de la Fondation Hirondelle, qui soutient des médias en zone de guerre, et au financement de la Direction suisse du développement et de la coopération (DDC).
Rencontre avec Pierre Hazan, chef de projet et conseiller spécial en matière de justice transitionnelle auprès du Centre pour le dialogue humanitaire.
– Quel est le bilan de la Cour pénale internationale (CPI)?
– Il est mitigé. La Cour a le mérite d’exister. Sa portée politique et symbolique est immense, mais sa capacité d’action est faible et ses résultats sont maigres. Il n’existe pas de police internationale pour procéder aux arrestations. Le procureur est dépendant de la coopération des Etats pour constituer les dossiers d’accusations. La CPI est aussi liée au Conseil de sécurité de l’ONU, car lui seul peut décider d’ouvrir une procédure si les pays concernés n’ont pas ratifié le Statut de Rome. Avec le risque naturellement d’une instrumentalisation politique de la justice internationale. En 2011, la CPI a ainsi inculpé l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi avec une rapidité stupéfiante, alors qu’elle tarde à agir sur la Colombie, la Géorgie, l’Irak, l’Afghanistan, l’Ukraine ou la Palestine, autant de situations où elle a pourtant ouvert des pré-enquêtes, parfois depuis des années.
– Les Palestiniens ont rejoint la CPI pour qu’elle agisse contre Israël. Que faut-il en attendre?
– Les Palestiniens veulent recourir à la justice internationale alors que le conflit israélo-palestinien n’est pas terminé. C’est symptomatique de notre époque. Auparavant, la justice intervenait une fois la paix revenue. Le droit n’a pas le pouvoir de résoudre les conflits, pas plus que de prononcer une vérité historique. Dans les conflits modernes, la justice est un terrain tout aussi stratégique que le contrôle de l’espace médiatique. Les Palestiniens et Israéliens tentent d’imposer chacun leur narratif. Les premiers dénoncent le fait qu’ils sont victimes d’une occupation sans fin. Les seconds insistent sur les tirs de roquettes du Hamas qui visent des populations civiles et la nécessité de s’en protéger. Les décisions de la CPI sont potentiellement lourdes de conséquences, bien au-delà du conflit israélo-palestinien. Plusieurs armées occidentales sont engagées dans des conflits asymétriques, qui, à certains égards, ressemblent au dernier conflit de Gaza. Elles ne veulent pas que les « dommages collatéraux » qu’ils font subir aux populations civiles soient assimilés à des crimes de guerre.
– La justice internationale ne reste-t-elle pas une arme des vainqueurs contre les vaincus?
– C’était déjà le cas au procès de Nuremberg contre les dignitaires nazis après la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, seule une minorité d’Allemands y adhérait. A partir des années 1960, ce procès a fait partie de la conscience collective allemande. Les juges internationaux ne sont pas comme des cosmonautes qui pourraient se libérer des lois de la gravité et opéreraient dans un environnement totalement libre de toute interférence politique. Mais la justice internationale n’est pas réductible au politique. Par ailleurs, n’oublions pas que 98 % des auteurs de crimes de masse échappent à toute poursuite. Parfois, les choses prennent un cours inattendu. En 1993, la France a été l’instigatrice de la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour parer aux critiques contre la proximité de François Mitterrand avec les dirigeants bosno-serbes. Ce qui devait rester un gadget de relations publiques a fini par fonctionner. Au final, c’est le seul tribunal international à avoir pratiquement jugé toutes les personnes qu’il avait inculpées, y compris le leader des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic et le général Ratko Mladic, aujourd’hui tous deux poursuivis notamment pour les massacres de Srebrenica.
– Le principe de la compétence universelle qui permet à n’importe quel pays de juger les crimes de génocide, de guerre ou des actes de torture n’a-t-il pas vécu?
– Dans l’immédiat après-Guerre froide, il y a une brève période où le droit international a été tenu par certaines comme une baguette magique qui pourrait résoudre les conflits. Nous sommes revenus à une vision plus réaliste et surtout plus modeste. Le défi qui se pose aujourd’hui, c’est d’élaborer des nouvelles règles pour un monde qui n’a jamais été aussi interdépendant. Le principe de la compétence universelle fait partie des réponses possibles, s’il est maîtrisé.
– Ne faut-il pas privilégier les procédures dans les pays concernés?
– Bien sûr. La justice hors-sol n’est pas le meilleur moyen pour s’adresser à des populations qui vivent à des milliers de kilomètres de La Haye ! Le principal mérite de la CPI est de stimuler les pays à agir par eux-mêmes et de rester une cour du dernier recours. Et regardez : on ne compte plus les initiatives de médiation locales, les commissions vérité et réconciliation sur le modèle sud-africain. Pour les sociétés qui tentent de sortir de conflits sanglants, l’essentiel est de trouver les moyens de vivre à nouveau ensemble. Voilà la question centrale et la plus intéressante à mes yeux. La réponse est d’ordre politique et judiciaire, mais elle est aussi d’ordre presque intime. Car elle touche à la conception que chacun a de la justice et de la dignité. Au-delà des concepts, n’oublions jamais que ce qui est en jeu, c’est l’homme et sa capacité à vivre avec son prochain.
Article complet de Simon Petite, Le Temps, 22 juin 2015.