Il y a cinquante ans, le 5 juin 1967, Israël lançait une série d’attaques militaires aériennes et terrestres au terme desquelles, au soir du 10 juin, le pays avait défait les armées arabes pris contrôle de la Bande de Gaza palestinienne, la péninsule du Sinaï égyptienne, le plateau du Golan syrien, la Cisjordanie ainsi que Jérusalem-Est. L’échec (naksa) traumatisant que représenta cette défaite pour le camp arabe venait marquer le point d’orgue d’une séquence entamée avec la catastrophe (nakba) de 1948, près de vingt ans durant lesquelles les hostilités fondatrices n’avaient jamais cessé. Les lignes forces d’un conflit immuable se mettaient désormais en place. À la suite de « 1967 », la question palestinienne prend une nouvelle ampleur et s’assoit dans une configuration durable, forme de pourrissement congelé et d’état de fait cancéreux qui persiste un demi-siècle plus tard.
Le coup de force d’Israël cet été de 1967 ouvre une période qui est à la fois la confirmation, qu’après 1948 et 1956, les Palestiniens ont perdu l’essentiel de la Palestine et leurs « frères » arabes ont été incapables de retourner la situation militairement en leur faveur. Israël fait et gagne le pari de défier la communauté internationale en refusant de se soumettre aux injonctions du Conseil de Sécurité des Nations-Unies qui lui intime de revenir au statu-quo ante. Adoptée en novembre 1967, à l’initiative de la Grande-Bretagne et votée à l’unanimité, la résolution 242 exige ainsi un retrait des « territoires occupés lors du récent conflit », soit 70.000 km2. Le blackboulage d’Israël et le soutien dont l’État bénéficie notamment de la part des États-Unis, et plus largement en Occident, marque la naissance de ce qui sera vécu de façon fataliste et invariablement depuis lors comme « l’impasse » de la question palestinienne.
Ni une nouvelle guerre en octobre 1973 qui met à mal Israël plus que lors des trois autres engagements précédents, ni les accords de paix avec l’Égypte en septembre 1978 qui règlent en partie la question du Sinaï, ni la reconnaissance par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) de la résolution 242 en novembre 1988 acceptant ainsi de facto Israël dans ses frontières depuis 1949, ni le processus de paix des accords d’Oslo signés entre Israël et l’OLP en septembre 1993 et encore moins les deux Intifadas palestiniennes en 1987-1993 et 2000-2005 ou les invasions de Gaza (évacuée en 2005 mais encore assiégée) par l’armée israélienne en 2008, 2011, 2012 et 2014 ne vont changer la donne et la nature structurelle de cette impasse.
Au vrai, 1967 aura redéfini les paramètres de ce qui était encore historiquement à ce stade un conflit fluide et ouvert avec une possibilité de règlement d’une façon ou d’une autre et ou à la fois la guerre classique et la diplomatie encore conséquente demeuraient les vecteurs essentiels. La nature du (non)règlement de la guerre d’il y a cinquante ans redistribue les cartes en invitant une normalisation négative et, de fait, un état de stase persistant et bénéficiant avant tout à l’occupant israélien. L’échec des armées arabes et de la guérilla palestinienne donne pourtant initialement, à cette occasion, naissance à des transformations importantes, notamment la première campagne de violence politique transnationale où le conflit palestinien s’invite au coeur des capitales européennes – de Munich 1972 à Paris 1986. L’exode palestinien au Liban contribue de façon considérable à la guerre civile qui frappe ce pays de 1975 à 1990. Les populations et militants arabes se mobilisent au nom de la cause palestinienne et la société israélienne vit annuellement au rythme des soubresauts de cette et unique question.
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, la question palestinienne – alors même qu’elle demeure la clef de voûte d’une architecture de paix durable au Moyen-Orient – se joue au ralenti dans le background de l’actualité internationale et dans une indifférence ambiante. La guerre puis l’embargo en Irak durant les années 1990 entament un mouvement ou le dossier passe graduellement au second plan, ce que vient confirmer le 11 Septembre et la période sécuritaire qu’il ouvre. Le printemps arabe de 2011 bouleverse l’ensemble de l’ordre du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, mais ne prête à la Palestine que peu d’attention. Au final, les intérêts géostratégiques des puissances mondiales sont désormais centrés sur la Syrie, l’Irak et la question du terrorisme, et les puissances régionales autrefois porte-voix de la Palestine, telle l’Arabie Saoudite et l’Iran, sont à couteaux tirés empêtrés dans des guerres par procuration au Yémen, ou, à l’image de la Libye ou l’Égypte, en chute libre interne. Si un regain d’intérêt et d’activisme sur la question de la Palestine est perceptible, il l’est d’ailleurs plus au-delà de la région arabe au niveau d’une nouvelle génération mondiale, notamment européenne et sud-américaine.
Durant ces cinq décennies pourtant depuis l’annexion de juin 1967, l’injustice a été grandissante en Palestine. Les crimes perpétrés par les autorités israéliennes se sont multipliés. La politique du fait accompli a été institutionnalisée. Les dépossessions se sont accrues. Le malheur des familles s’est joué sans fin. Et la colonisation illégale des territoires occupés s’est intensifiée. L’instauration de l’état de fait en 1967 aura ainsi été l’une des premières grandes rationalisations et tolérance contemporaines de l’illégalité à grande échelle – d’autres suivront, telle notamment l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 – et c’est en cette démission collective que sont logées les mécaniques non pas de l’ombre mais de normalisation de l’anormal au vu et su de tous.
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Illustration : Visit Palestine, © Franz Krausz, Tourist Development Association of Palestine, 1936.
Les Temps du Moyen-Orient, Mahmoud Mohamedou, 5 juin 2017