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10 February 2017

Entre l’Iran et les Etats-Unis, un rôle accru pour la Suisse? Expertise du Prof. émerite Mohammad-Reza Djalili

Avec l’arrivée de Donald Trump, la tension s’est brusquement accentuée entre Washington et Téhéran. La diplomatie suisse a du pain sur la planche

La scène a des allures de sérieux incident diplomatique. Voilà, selon l’agence de presse iranienne, l’ambassadeur suisse à Téhéran, Giulio Haas, «convoqué» il y a dix jours au Ministère iranien des affaires étrangères. Le but? Lui rappeler quelques vérités. Et lui transmettre une véhémente «protestation officielle».

A Berne, on s’empresse de relativiser. L’entretien de Téhéran était courtois et détendu. Et pour cause: la fureur iranienne décrite dans les médias officiels ne concerne pas les activités de la Suisse. Elle était adressée à Washington, à la suite de la décision du président, Donald Trump, d’interdire l’entrée aux Etats-Unis aux ressortissants de sept pays musulmans, dont au premier rang l’Iran. Ce décret présidentiel américain a été suspendu depuis lors. Mais cela ne change rien: rarement le rôle de la Suisse, qui consiste à représenter les intérêts américains en Iran, n’aura semblé aussi bienvenu, du moins de la part du gouvernement iranien.

Cela fait trente-sept ans que les Etats-Unis et l’Iran n’ont plus de relations diplomatiques. Et depuis 1980, c’est par la Suisse que passent les échanges entre les deux pays. A la suite de l’accord sur le nucléaire iranien, en juillet 2015, les plus optimistes évoquaient déjà le rétablissement possible de relations entre les deux pays et la fin, à terme, du mandat endossé par la Suisse. Ils ont dû déchanter: il est certain aujourd’hui que ce rôle ne pourra que croître.

Mohammad-Reza-Djalili.png (Mohammad-Reza-Djalili.png)«Malgré leur absence de relations diplomatiques, les deux pays ont su maintenir par le passé des liens entre leurs sociétés. C’était la volonté de Barack Obama et déjà, avant lui, celle du président iranien Mohammad Khatami», rappelle Mohammad-Reza Djalili, spécialiste de l’Iran. Or, s’en prendre aujourd’hui précisément à cet aspect, comme le fait Donald Trump, «c’est à coup sûr jouer le jeu des conservateurs iraniens».

La réaction ne s’est pas fait attendre. Le 29 janvier, Téhéran procédait à un test de missile balistique. Ce qui, à son tour, provoquait de nouvelles sanctions américaines contre l’Iran ainsi qu’une salve de tweets du président américain. Grâce à l’accord sur le nucléaire, les Etats-Unis ont sauvé l’Iran de «l’effondrement», estimait-il. Avant d’ajouter que l’Iran avait été «formellement MIS EN DEMEURE» par les Etats-Unis. Les majuscules dans le texte n’offrent pas d’indice particulier sur ce que cette menace signifie.

«Nous ne sommes pas à l’abri d’un engrenage», souligne Mohammad-Reza Djalili en rappelant que l’Iran est aujourd’hui en pleine préparation d’élection présidentielle, prévue en mai prochain. La véhémence de la protestation adressée aux Américains, via la Suisse, n’est que la pointe de l’iceberg. «Il est évident que les intérêts ne sont pas les mêmes du côté du gouvernement officiel et de «l’Etat profond» iranien», notet-il. Structures militaires, Gardiens de la révolution, services secrets… Autant de secteurs qui possèdent d’énormes intérêts économiques dans le pays et pour qui davantage d’ouverture économique signifierait ipso facto un important affaiblissement. «Or le fonds de commerce de ces secteurs, c’est l’anti-américanisme», résume-t-il.

Dans ce contexte, il semble clair que les modérés ont intérêt à garder ouverts les canaux de communication. Le chef du Département fédéral des Affaires étrangères, Didier Burkhalter, a pu s’en assurer auprès de son alter ego iranien Mohammad Javad Zarif, qu’il a rencontré lors du récent Forum économique mondial de Davos. Dans l’immédiat, la Suisse est en train de chercher encore la bonne porte dans la nouvelle administration de Washington, en proie à une transition politique chaotique.

«Dans ce dossier, le rôle joué par la Suisse lui donne un accès aux autorités américaines, dont elle doit tirer avantage», affirme Micheline Calmy-Rey, l’ancienne présidente de la Confédération qui, fidèle à sa doctrine, se montre plutôt encline à tenter d’élargir le rôle de «facilitateur» traditionnellement joué par la Suisse. Elle résume par une formule: «Nous pouvons passer du rôle de sommelier à celui de cuisinier.»

Rester «très discret»
Des documents révélés par WikiLeaks semblaient démontrer que les Etats-Unis avaient pris ombrage des ambitions suisses en la matière lorsque Micheline Calmy-Rey dirigeait la diplomatie du pays. Elle persiste aujourd’hui: «Il y a peut-être une possibilité de médiation. L’imprévisibilité règne, ce qui n’est pas un contexte défavorable de ce point de vue. C’est peut-être encore un peu prématuré, mais la Suisse est bien placée pour jouer ce rôle.» Une opinion partagée par Mohammad-Reza Djalili: «La Suisse pourrait faciliter la tâche du Département d’Etat américain en lui faisant valoir quelques arguments [à soumettre à la Maison-Blanche en vue d’un apaisement]. Mais à une condition: tout cela doit rester extrêmement discret.»

Le Temps, Luis Lema, 9 février 2017