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08 March 2022

De quoi l’invasion de l’Ukraine est-elle le nom?

Pour le professeur Fuad Zarbiyev, Poutine ne fait pas partie du monde civilisé dans lequel la honte n'a pas encore disparu.

L’indignation que la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine a suscitée dans le monde est à la mesure de l’importance des règles que cette guerre bafoue: l’interdiction du recours à la force, le principe de l’intégrité territoriale, le principe de non-intervention et celui du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes sont parmi les pierres angulaires de l’ordre juridique international. 

Les justifications avancées par le président Poutine sont totalement farfelues. La Russie n’ayant fait l’objet d’aucune «agression armée» de la part de l’Ukraine, l’hypothèse d’une légitime défense au sens de l’article 51 de la Charte des Nations unies est exclue. On ne peut pas davantage prendre au sérieux l’argument d’une légitime défense collective initiée sur l’invitation des entités sécessionnistes que la Russie a créées de toutes pièces. Une plaisanterie dans l’ancienne Tchécoslovaquie disait que l’Union soviétique intervenait sur la base d’une invitation et restait par la suite pour trouver qui l’avait invitée. Même si ces entités fantoches ont effectivement invité la Russie, on voit mal ce qui resterait du principe de non-intervention et de celui de l’intégrité territoriale si des entités qui n’ont été reconnues par aucun pays en dehors de la Russie peuvent légitimement inviter cette dernière à intervenir militairement en Ukraine. Quant à l’argument d’une légitime défense préventive, il est difficile de voir comment il pourrait être envisagé, même en théorie, en l’absence de la moindre attaque actuelle ou imminente de la part de l’Ukraine. 

L’argument du génocide repose sur un trop gros mensonge pour mériter une attention sérieuse. L’idée qu’un génocide pourrait être commis en pleine Europe sans que personne en dehors du président Poutine soit au courant n’a pas la moindre crédibilité. Que la Russie de Poutine se soucie des droits humains au point de se sentir obligée d’intervenir militairement dans un autre pays est encore moins crédible. Quoi qu’il en soit, même les adeptes de la doctrine de l’intervention d’humanité rejettent l’idée qu’un pays agissant seul pourrait intervenir au nom de l’humanité. 

Si la Russie fait appel à des arguments aussi fantaisistes, c’est parce que le droit international ne fournit pas le moindre appui à la vraie revendication russe, celle qui consiste à dire que l’expansion de l’OTAN vers l’est est inadmissible. La thèse selon laquelle la sécurité d’un pays ne saurait être assurée au détriment de la sécurité d’un autre pourrait être discutée sur le plan politique, mais elle ne reflète aucune règle connue du droit international. Comme la Cour internationale de justice a eu l’occasion de le clarifier, «il n’existe pas en droit international de règles autres que celles que l’Etat intéressé peut accepter, par traité ou autrement, imposant la limitation du niveau d’armement d’un Etat souverain» ou du choix de ses alliances politico-militaires. L’ambassadeur de l’Union soviétique, pays dont la Russie continue la personnalité juridique, a dit exactement la même chose à la réunion du Conseil de sécurité le 23 octobre 1962 lors de la crise des missiles de Cuba: «Aucun Etat, si puissant soit-il, n’a le moindre droit de déterminer quels armements et quel genre d’armes tel autre Etat doit avoir pour sa défense. »

Mais que penser du fait que le président Poutine a avancé des justifications dont il doit savoir qu’elles n’ont pas la moindre crédibilité? Il est souvent dit que les leaders politiques se sentent obligés de justifier leurs actions avec des arguments plausibles. Une telle posture forcerait les Etats à respecter le droit international car les arguments plausibles sont, par la force des choses, relativement limités en nombre. Le ridicule ne tue pas, mais aucun leader politique soucieux de sa réputation et de celle de son pays ne voudrait se trouver dans une position honteuse en avançant des arguments ridicules. Toutefois, cette thèse repose sur la prémisse que la honte est un sentiment universellement et également partagée. Or, ce que l’on constate dans le cas du président Poutine est qu’il fait partie du monde «post-vergogne» pour reprendre la belle formule d’Alastair Campbell. Il ne semble pas se soucier de la cohérence de ses positions – qu’est-ce que l’impératif sécuritaire brandi constamment avant l’intervention a en commun avec la volonté d’arrêter un soi-disant génocide en Ukraine? –, ni du fait que ses arguments sont indignes d’un homme d’Etat sérieux. Si, comme le pense le philosophe Bernard Williams, la honte nous unit dans une communauté de sentiment, Poutine n’a décidément rien en commun avec cette communauté. 

Michel Foucault aimait dire que «les gens savent ce qu’ils font; souvent ils savent pourquoi ils font ce qu’ils font; mais ce qu’ils ignorent, c’est l’effet produit par ce qu’ils font». Même un autocrate comme Poutine ne saurait contrôler l’effet de ses actes. Son mensonge de génocide a déjà produit un effet «boomerang» en donnant à l’Ukraine la possibilité de saisir la Cour internationale de justice la semaine dernière sur le fondement de la Convention sur le génocide. Et le monde civilisé dans lequel la honte n’a pas encore disparu commence enfin à comprendre que Poutine n’en fait pas partie.

Cet article a été publié dans Le Temps du 8 mars 2022.
 

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