La diversité est un concept complexe. On peut l’utiliser au nom de la justice et de l’équité, ou pour justifier les inégalités. Elle peut libérer des formes légitimes d’affirmation de soi, comme elle peut imposer ou renforcer les carcans essentialistes d’identités qui deviennent alors « meurtrières », pour utiliser le terme d’Amin Maalouf.
La diversité est-elle une revendication et une construction sociale et politique ? Ou bien résulte-t-elle d’attributs assignés à la naissance et d’héritages ? En d’autres termes, la diversité nous constitue-t-elle en tant que personnes, ou bien l’affirmons-nous comme expression de notre liberté individuelle ? La tension conceptuelle est palpable et elle révèle une problématique politique plus cruciale encore.
L’être humain n’est pas une monade autosuffisante mais un animal social. Notre individualité n’est supportable que si et lorsqu’elle s’inscrit dans une matrice permettant l’échange, la relation, le collectif et l’appartenance – une société, voire une communauté.
Ceci n’a jamais été aussi clair que depuis mars dernier. Un virus s’attaque à nos corps, menace nos vies. Mais les injonctions qui l’accompagnent – distanciation sociale et isolement – nous amputent d’une part essentielle de notre humanité. Ces derniers mois, nous ressentons comme jamais, dans notre chair et notre cœur, l’évidente nécessité de notre être social.
En 1987, Margaret Thatcher affirmait catégoriquement que « la société n’existe pas » – affirmation à vocation performative qui deviendrait bien vite l’un des mantras néolibéraux.
En mars 2020, alors qu’il était malade et en quarantaine, les propos de Boris Johnson lui-même annonçaient la deuxième mort de Margaret Thatcher : « Ce que la crise du coronavirus révèle, nous disait-il alors, c’est bien que nous faisons société. »
Mais faire société, c’est savoir aller au-delà de nos différences. Comment, dès lors, réconcilier diversité et société, identités différenciées et communauté ? Là se trouve sans doute l’une des questions les plus urgentes et les plus graves de notre époque.
À travers ses incursions dans la Poétique du divers, Édouard Glissant nous suggère une piste intéressante pour saisir le problème et rêver la solution. Il nous faut penser dynamique et mouvement, et non pas statique et catégories fixes.
La diversité devrait être un paysage ouvert et fluide, aux nombreux espaces communs, et non pas un patchwork d’espaces identitaires refermés sur eux-mêmes.
« Comment être soi sans se fermer à l’autre et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? » (Glissant 1996 : 23).
Ce n’est pas une question que Glissant pose ici mais une affirmation, un programme, une boussole. Au-delà de l’être, Glissant pense la relation. Il oppose l’identité (et donc la diversité) « racine », qui « tue » alentour, à l’identité (et donc la diversité) rhizome, qui aère et ramifie. C’est cette dernière qu’il faut privilégier.
« Naître au monde, c’est concevoir (vivre) enfin le monde comme relation : comme nécessité composée, réaction consentie » (Glissant 1969 : 20).
De cette idée émerge un impératif catégorique – celui de l’errance. Au-delà d’une statique de la diversité, il faudrait plutôt penser « l’infidélité à soi-même », ne pas se satisfaire d’être mais devenir « changement, mobilité ».
Pour Édouard Glissant, l’errance n’est pas hasardeuse ; elle est délibérée et présuppose notre ouverture, notre volonté d’apprendre, de grandir, de coexister, de nous enrichir mutuellement, d’être ce que nous devenons. L’errance est la voie vers une compréhension (cum prehendere, emporter avec) respectueuse avec à la clef des compositions et recompositions intégratives.
Comme le disait Edward Saïd : « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté. (…) Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? (…) Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux Autres ? Voilà un vrai projet ! » (Saïd 1997).
Un tel projet devrait être le nôtre.
Ne nous leurrons pas, le combat ne sera pas facile. Mais il est clair qu’il n’a jamais été aussi nécessaire – dans cette période où la distanciation qui nous tient éloignés ne peut que renforcer le risque d’identités meurtrières.
Errons, émerveillons-nous, rêvons, pensons et agissons étape par étape pour inventer ensemble des espaces collectifs qui s’enrichissent de la cum-préhension de nos différences et panser ce faisant les maux de notre monde malade !
Glissant, Édouard (1969). L’intention poétique. Paris : Seuil.
Glissant, Édouard (1996). Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard.
Maalouf, Amin (1998). Les identités meurtrières. Paris : Grasset. Ray, Lionel (1978). Partout ici même. Paris : Gallimard.
Saïd, Edward (1997). « Ne renonçons pas à la co-existence avec les Juifs. » Interview dans Le Nouvel Observateur, 16 janvier.
Cet article a été publié dans Le Temps du 1er février 2021 et dans la nouvelle édition de Globe, la Revue de l'Institut, #27, printemps 2021.
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