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International Relations/Political Science
14 November 2018

Les nanotechnologies: réguler en situation d’incertitude

L’état actuel de la recherche sur les nanotechnologies ne permet pas de déterminer si ces matériaux sont sûrs, affirme Annabelle Littoz-Monnet, professeur de science politique à l’Institut.

La commercialisation des nanomatériaux s’est faite, en Suisse et dans de nombreux autres pays du monde, sans débat. Bien qu’il n’existe pas encore de définition légale sur leur taille, on considère qu’une nanoparticule est une structure plus petite que 100 nanomètres. Le champ d’utilisation des nanotechnologies est vaste: additifs pour peintures, textiles «antitaches» ou «anti-eau», technique dentaire, semi-conducteurs et nouvelles thérapies, pour ne citer que quelques applications.

De nombreux produits alimentaires ou cosmétiques contenant des nanomatériaux sont actuellement commercialisés, en passant, en guise d’inventaire à la Prévert, par les dentifrices, les crèmes solaires, les chocolats M&M’s ou encore les chewing-gums. Les nanoparticules sont le plus souvent présentes dans le dioxyde de titane (additif E171), utilisé comme agent blanchissant dans les crèmes de jour ou les confiseries.

Les débuts avec le plan Clinton

Le boom nanotechnologique a commencé en 2000, lorsque le gouvernement Clinton a lancé un programme fédéral d’investissement dans le domaine des nanosciences et nanotechnologies. Dans ce contexte, la Maison-Blanche présente les nanotechnologies comme une révolution industrielle. L’Union européenne réagit immédiatement et décide, elle aussi, d’investir 700 millions d’euros dans la recherche sur les nanotechnologies à travers le 6e programme-cadre pour la recherche (2003-2006).

Les gouvernements s’enthousiasment: les nanotechnologies sont présentées comme la solution aux maux de notre époque: cures potentielles contre le cancer, miniaturisation technologique et développement durable. Dans un rapport de 2008 sur la libération de la croissance française, Jacques Attali propose «d’investir massivement dans les nanotechnologies».¹ Un monde meilleur, et une croissance plus grande à la clé.

Il ne s’agit pas ici de nier le potentiel des nanotechnologies et de leurs applications. Des recherches sont actuellement menées afin d’étudier le rôle – potentiellement prometteur – des nanoparticules et nanomatériaux dans les techniques d’assainissement de l’eau potable, le développement d’emballages pouvant améliorer la qualité sanitaire des produits alimentaires ou un meilleur acheminement des médicaments vers les tissus cancéreux, par exemple.

Besoin d’un débat équilibré

Il s’agit, en revanche, de promouvoir un débat équilibré sur le potentiel, mais aussi les risques et incertitudes liés à ces technologies, et de répondre à une question essentielle: quelle décision prendre face à l’incertitude?

L’état actuel de la recherche sur les nanotechnologies ne permet pas de déterminer si ces matériaux sont sûrs. Les tests de toxicité existants ne sont pas adaptés à la taille des nanoparticules, qui fonctionnent différemment des particules et microparticules classiques. Nous ne savons pas notamment comment le corps humain assimile, transforme ou élimine les particules dont la taille est en dessous de 100 nanomètres.

Ces particules peuvent aussi se disperser et persister dans l’environnement sans que nous en connaissions l’impact sur celui-ci. Le Comité scientifique des risques sanitaires émergents et nouveaux (CSRSEN), qui travaille au sein de la Commission européenne, a mis en lumière l’insuffisance des méthodes existantes pour l’évaluation des risques pour la santé et l’environnement, soulignant que les nanomatériaux pouvaient avoir des propriétés toxicologiques et (éco) toxicologiques différentes des substances compactes classiques.

En France, une étude récente du Centre d’études et de prospective du Ministère de l’agriculture souligne que l’un des risques des nanoparticules concerne «le parcours des nanomatériaux dans le corps humain, après ingestion, et leur accès à divers organes à travers la barrière intestinale, les cellules, les vaisseaux sanguins et les voies pulmonaires».²

Mais le débat s’est peu propagé au-delà d’un cercle d’acteurs restreint: décideurs politiques, industriels, scientifiques et quelques ONG, telles que Greenpeace ou Friends of the Earth. Peu d’articles de presse se sont emparés de cette question, et les administrations, que ce soit au niveau global, européen ou national, ont limité l’élargissement du débat aux acteurs de la société civile.

Démocratisation de l’expertise

Quelques initiatives de «forums citoyens» ont été prises (en France, par exemple) ou des dialogues entre chercheurs, industriels et ONG ont été menés (l’initiative Nanopublic lancée par l’Université de Lausanne en Suisse, pour citer un autre exemple). Au-delà de ces initiatives encore trop isolées, et dont l’influence sur les décideurs politiques reste faible, des experts en éthique ont été consultés sur la question des nanotechnologies. La Commission européenne a mobilisé le Groupe européen d’éthique, composé de scientifiques, mais aussi de juristes et de théologiens, censés mieux représenter la diversité des voix existantes dans nos sociétés. Le gouvernement français et le Comité consultatif national d’éthique se penchent sur ces questions.

Ces «nouveaux experts» en éthique répondent à une nécessité de «démocratisation» de l’expertise et de rapprochement entre la science et les citoyens. Mais ces experts, de par leur proximité avec les décideurs politiques, ont rendu ces politiques possibles, plus qu’ils n’ont apporté un contrepoids politique.

C’est problématique. De nombreux produits contenant des nanomatériaux sont actuellement commercialisés alors que nous ne connaissons pas les effets des nanoparticules sur la santé et l’environnement, cela sans que cette information soit partagée (par le moyen d’un étiquetage, par exemple). Les développements scientifiques font souvent l’objet d’incertitudes, certes, mais dans ce cas, toute décision concernant la commercialisation de ses applications dans un nouveau domaine est d’ordre politique – et devrait à ce titre être précédée d’un réel débat public.

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(1) Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, sous la direction de Jacques Attali, La documentation française, 2008.

(2) Analyse du Centre d’études et de prospective du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation

Cet article a été publié dans Le Temps le 13 novembre 2018