L’homme a marqué la Genève internationale et plusieurs générations d’étudiants en histoire. Avec la nomination récente de Marie-Laure Salles à la tête de l’Institut de hautes études internationales et du développement, Philippe Burrin, 67 ans, tirera sa révérence en tant que directeur de l’IHEID à la fin de l’été prochain. Après presque quinze ans à la tête d’une institution universitaire de droit privé créée en 1927 et qui forme aujourd’hui des étudiants du monde entier en leur délivrant des masters spécialisés et des doctorats. En 2004, tout le monde n’était pas convaincu que l’historien de renommée internationale allait faire l’affaire. Or de l’avis de beaucoup, la fonction de directeur l’a révélé. Conscient des exigences académiques toujours plus élevées, connaisseur des rouages de la politique fédérale suisse, il a su, fort de sa réputation de négociateur dur mais compétent, replacer l’institut sur la carte académique internationale après que ce dernier eut fusionné avec l’Institut universitaire d’études du développement. La Fondation pour Genève lui décerne ce lundi son Prix 2019.
A la fin août 2020 s’achèvera votre mandat de directeur de l’Institut de hautes études internationales et du développement. Un successeur a déjà été nommé. Quelles impressions vous animent?
Il est grand temps de passer la main. J’ai pensé le faire il y a quatre ans au moment du renouvellement de mon mandat, avant d’y renoncer quand s’est présentée l’occasion de construire une seconde résidence d’étudiants. Aujourd’hui j’attends avec plaisir de dételer en automne prochain.
Le nouveau directeur sera une directrice, Marie-Laure Salles. Quels sont ses atouts pour diriger une telle institution et les défis qu’elle devra relever?
Je suis enchanté qu’une femme ait été nommée et confiant dans le jugement de la commission de nomination et du conseil de fondation. De ce que j’ai pu voir d’elle ressortent des qualités claires, notamment d’écoute, d’analyse et de détermination stratégique. Une période de changement rapide conduit d’ordinaire à une période de consolidation. Je pense que mon successeur saura combiner stabilité et mouvement.
Directeur depuis quinze ans, et depuis onze ans à la tête de l’IHEID, résultat de la fusion entre l’Institut universitaire de hautes études internationales (HEI) et de l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), avez-vous le sentiment du devoir accompli?
J’ai tendance à penser que les individus ont un rôle limité dans l’histoire et que beaucoup dépend du contexte plus ou moins favorable qui les entoure et qu’ils doivent savoir utiliser. Parmi mes prédécesseurs, il y avait des personnalités capables dont l’action a été bridée par un système de gouvernance inadéquat. Je suis devenu directeur à un moment où cette gouvernance changeait. Cela a permis de faire des changements impensables auparavant. De ce point de vue, je dois beaucoup à notre conseil de fondation dont les présidents et vice-présidents successifs et l’ensemble des membres ont toujours été bienveillants et compétents. J’y ajoute le soutien de politiques créatifs et résolus, notamment Charles Kleiber, alors secrétaire d’Etat à l’Education et à la Recherche et Charles Beer, conseiller d’Etat chargé de l’Instruction publique. Enfin, j’ai eu la chance de travailler à l’institut avec des collègues qui ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes et qui m’ont aidé à me hisser au-dessus de moi-même.
Y a-t-il des succès dont vous êtes particulièrement fier?
Je me réjouis d’avoir contribué à la qualité des professeurs, qui est en moyenne bien supérieure à ce qui existait auparavant, et notamment d’avoir pu attirer des personnalités de haut niveau. Je suis satisfait également d’avoir rajeuni et féminisé le corps professoral. Par ailleurs, j’ai pu intéresser à l’institut des mécènes comme André Hoffmann, Edgar de Picciotto, Ivan Pictet et Yves Oltramare qui m’ont fait découvrir que le don n’est pas seulement la dispensation de moyens financiers, mais l’expression d’une grande richesse humaine.
Les principales difficultés?
La fusion des deux instituts (HEI et IUED) a été pesante, pour moi comme pour mon compagnon d’épreuve, Michel Carton, le directeur de l’IUED. Les deux institutions étaient certes petites, mais elles avaient des cultures très différentes, ce qui a rendu le processus pénible. Un peu plus de doigté de ma part aurait facilité les choses, mais on est toujours plus intelligent après coup. Une autre difficulté a été la familiarisation avec un monde politique que je ne connaissais pas. Il a fallu apprendre la langue de la tribu et la fréquenter dans des circonstances qui sont rarement paisibles. J’ai choisi de parler à tous, sans me lier à quiconque.
Qu’aspirez-vous à faire après l’institut?
J’ai envie de renouer avec le monde des idées et peut-être découvrir celui de l’imagination.
Plus précisément…
Ecrire un ouvrage qui serait un essai plutôt qu’une monographie savante. Un roman pourrait me tenter. Un roman pornographique situé dans le milieu universitaire, ne serait-ce pas affriolant?
Avez-vous eu de la peine à abandonner la discipline historique pour la gestion de l’institut?
Un changement de vie est rarement facile, et j’étais heureux d’être enseignant et chercheur. Mais je n’ai pas regretté un choix qui était réversible, car il est facile de reprendre le métier d’historien. Contrairement aux mathématiques où l’on dit que la créativité fléchit avec le temps, l’histoire est un domaine du savoir où l’âge et l’expérience peuvent être des atouts.
A l’ère des réseaux sociaux où tout va très vite, a-t-on encore besoin du regard de l’historien?
Il reste essentiel de discerner les tendances qui structurent la vie du monde, y compris quand ce monde est obnubilé par l’immédiateté. En fait, l’historien est probablement plus utile aujourd’hui qu’à des époques plus lentes, ne serait-ce que parce qu’il peut faire réfléchir à la temporalité variable des changements (la démographie évolue à un rythme différent de la technologie) et à leur combinatoire.
Vous êtes un spécialiste de l’histoire des deux guerres mondiales et de la période nazie. En tant qu’historien, vous avez même déposé lors du procès Papon. Comment interprétez-vous la période qu’on vit? L’histoire se répète-t-elle?
L’histoire ne se répète pas, même sous la forme imaginée par notre ami Karl Marx quand il disait qu’un événement prenait la forme, la première fois, de la tragédie et la seconde, de la comédie. Notre époque me semble plutôt caractérisée par un entrelacement du local et du global qui est sans précédent et qui produit deux tendances contraires.
D’un côté, un mouvement de globalisation qui reste puissant en dépit du réveil du protectionnisme. Les relations entre les Etats, les échanges transnationaux, les flux de l’information tressent un réseau extrêmement dense dont on voit mal comment il pourrait se défaire brusquement. Regardez aussi la myriade de capteurs et de senseurs qu’on trouve partout, qui mesurent la température de l’air, de l’eau, de la glace et enregistrent la moindre vibration sismique. Ils créent une sorte d’appareil nerveux de la planète qui fait émerger une conscience globale.
Vous parlez de conscience planétaire. A contrario, il y a aussi un phénomène toujours plus fort de chambre d’écho créée par les réseaux sociaux…
Dans les dernières décennies, l’humanité connaissait périodiquement des moments de partage, par exemple lors de grandes tragédies ou de compétitions sportives. Aujourd’hui, Trump produit le même type d’effet sur une base quasi quotidienne. Il envoie un tweet et le monde entier réagit. Cela contribue à notre globalisation mentale.
En sens inverse, on assiste à toutes sortes de crispations et de replis identitaires qui touchent particulièrement les régions vieillissantes du monde. La globalisation y génère une demande de protection qui fait le lit des populismes. Dans d’autres parties du monde, on voit se multiplier des conflits internes où l’affrontement de groupes armés produit un émiettement territorial.
Faut-il craindre un retour des années 1930 au vu du populisme qui prospère actuellement?
Les populismes d’aujourd’hui ont des points de parenté avec le fascisme et le nazisme, mais ils s’en distinguent par l’absence d’éléments essentiels qui ont défini l’identité de leurs prédécesseurs et qui venaient d’un contexte très particulier: d’une part, la militarisation massive et l’apprentissage de la violence dans la Première Guerre mondiale; et d’autre part, la paupérisation de masse provoquée par la Grande Dépression des années 1930 à un moment où il n’y avait aucun filet social. Ces deux éléments ne sont pas présents aujourd’hui et leur confluence est difficile à imaginer demain, même si le premier se constate dans un certain nombre de pays où la jeunesse fait une expérience de la guerre qui laissera des traces pendant longtemps.
De manière prédominante, la période est à l’individualisation qui favorise des votes ou des formes éruptives de protestation assez éloignées des formes d’action collective du passé caractérisées par l’organisation et la discipline.
L’ordre libéral né après 1945 est-il en train de mourir?
La critique du libéralisme et l’érosion des valeurs libérales vont croissant, en particulier dans l’Atlantique Nord, région à l’origine du système international d’après-guerre. Elles s’expriment par un éloignement des institutions multilatérales, ce qui conduit d’autres puissances à se présenter en nouveaux hérauts, comme on le voit dans le chassé-croisé entre les Etats-Unis et la Chine.
Cela dit, je ne vois pas le libéralisme mourir facilement, que ce soit dans les démocraties anglo-saxonnes ou sur le plan international. Quand Trump s’en prend à des organisations internationales ou à l’OTAN, c’est parce qu’il estime qu’elles ne servent pas suffisamment les intérêts américains. Rien de neuf ici, le multilatéralisme est bon pour Washington s’il est au service des Etats-Unis. Le signal est mauvais cependant, tout comme celui que Trump adresse au monde par l’exemple de son autoritarisme et de sa xénophobie. Et là, on le voit, la conscience planétaire qui se développe peut être négative autant que positive.
Revenons à l’institut. Fondé grâce à l’aide de la Fondation Rockefeller, puis d’autres fondations américaines, il était culturellement d’inspiration très anglo-saxonne. Ce n’est manifestement plus le cas?
Je distinguerais entre une influence anglo-saxonne qui reste prégnante sur le plan du fonctionnement universitaire et une orientation d’esprit qui est devenue globale. L’institut a beaucoup changé dans la composition de son corps étudiant qui représente aujourd’hui plus fidèlement la planète. Près d’un tiers des étudiants viennent d’Asie, contre 9% il y a quinze ans, à peu près autant d’Europe, un quart d’Amérique du Nord et d’Amérique latine, moins de 10% d’Afrique, malheureusement. L’institut a aussi changé de positionnement avec un intérêt très large pour les problèmes du développement, qui sont l’un des principaux défis de la planète. Je dirais que nous avons évolué d’une institution de type «Mid-Atlantic» à une institution qui jette un pont entre le Nord et le Sud.
Dans ce nouvel environnement, les étudiants suisses se plaignent de ne pas avoir suffisamment accès aux études à l’IHEID.
Nous n’avons pas de quota dans notre politique d’admission qui est fondée strictement sur des critères de qualité. Les étudiants résidant en Suisse au moment de l’admission sont environ 20% et ils sont choisis sur un examen de leur dossier qui les met en concurrence avec des personnes du monde entier. De ce point de vue, leur représentation est disproportionnée compte tenu du poids de la population suisse dans la population mondiale (0,1%), ce qui témoigne de la qualité des institutions universitaires de ce pays.
Comment l’IHEID se projette-t-il à l’heure de la révolution numérique?
C’est un défi que nous voulons relever. La soif de connaissance pour les questions internationales ne cesse de croître, en particulier dans les pays émergents, et nous voulons y répondre. La digitalisation est une manière efficace de le faire pour une institution de taille limitée.
La Maison de la paix est pourtant un lieu bien réel. Elle reste importante?
L’inscription dans l’espace et l’insertion dans un environnement restent très importantes. Regardez Google: la plus immatérielle des sociétés aime montrer ses immeubles pour illustrer ses valeurs. La Maison de la paix est située au milieu de la Genève internationale qui est le centre d’un réseau planétaire de données et de personnes. Elle surplombe des voies ferrées qui symbolisent le mouvement et assurent une mobilité durable puisque le chemin de fer est né au XIXe siècle et sera probablement présent au siècle prochain. Le numérique permet de faire la projection mondiale d’un lieu et d’un milieu emblématiques.