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Amerique Latine
30 October 2019

En Amérique latine, l’État providence exaspère: «C’est une Ford au prix d’une Rolls!»

Questions à l’économiste mexicain Santiago Levy avant sa conférence à l’Institut.

 

Utopiste, Santiago Levy? Au Mexique, quand il était ministre adjoint, il a développé un programme social pour les familles pauvres qui a été copié un peu partout en Amérique latine. À présent, l’économiste milite pour que les États du continent offrent à leur population une couverture sociale universelle afin de stabiliser ces pays. Il donnera une conférence à l’Institut ce mercredi 30 octobre entre 17h00 et 20h00 sur le thème : « Informality – Addressing the Achilles Heel of Social Protection in Latin America » organisé par le Centre Finance et développement de l’Institut et l’United Nations University (UN Wider).

Les crises se multiplient en Amérique du Sud. La faute, dit-on, au ralentissement économique. Explique-t-il une telle instabilité sociale? 

C’est vrai, il se passe beaucoup de choses en même temps. Mais chaque crise est différente. Si, au Venezuela, l’économie s’est effondrée, en Équateur ça n’allait pas si mal. Le gouvernement a augmenté les dépenses publiques et peine à faire face, maintenant que les revenus des exportations ont baissé. La hausse du prix de l’essence a déclenché la colère de la rue, il va devoir trouver d’autres solutions… Par contre, en Bolivie, ce n’est carrément pas une crise économique, mais un problème de légitimité électorale. Au Pérou, c’est un bras de fer entre président et parlement. Quant au Chili, le pays a de très bons indicateurs économiques, mais les inégalités sont énormes. La hausse du prix du ticket de métro a été comme une étincelle qui a mis le feu aux poudres. 

Tout de même, la frustration semble énorme et la colère très vive. Est-ce lié au fait qu’en cas de problème les gens ne peuvent pas compter sur un filet social efficace? 

En Amérique latine, l’État providence est généralement tronqué. Il est né tordu et n’a jamais pu être redressé. Par exemple, le système de santé tel qu’il a été conçu au départ ne couvre même pas la moitié des travailleurs, et ces derniers estiment que les services médicaux ne sont pas à la hauteur de la contribution. À côté de cela, il y a les programmes destinés aux travailleurs du secteur informel, qui ont une couverture bien pire mais qui ne paient rien. Ce qui encourage encore plus l’expansion du secteur informel… 

Pourquoi est-ce si grave? 

Si on vous oblige à acheter une belle Ford au prix d’une Rolls-Royce, vous n’allez pas être content! C’est la situation des travailleurs dans l’économie formelle, qui paient des impôts et contribuent au système de santé. Pendant ce temps, d’autres reçoivent gratuitement une petite Seat sans options. Elle est moins bien, mais ne leur coûte rien. C’est ce qui arrive aux travailleurs du secteur informel. Au final, personne n’est content. Ce qu’il faut, c’est que chacun puisse acheter une Rolls-Royce au prix d’une Rolls-Royce! C’est-à-dire une couverture sociale universelle, non seulement pour la santé, mais aussi le chômage, les retraites… C’est bon pour la population et la stabilité favorise à terme l’économie. Regardez les pays scandinaves! 

Le coût a été estimé à 1,5% du PIB. Qui peut se le permettre? 

Au Mexique ce ne serait pas impossible. Au Chili non plus. Mais l’Amérique latine n’a pas encore pris conscience du problème. Il faudrait commencer par là.

Cet entretien paru dans la Tribune de Genève le 30 octobre a été réalisé par Andres Allemand.