Certes, Trump ne sera pas éternellement président et ses successeurs voudront sans doute réparer les dégâts. Mais quelque chose a été brisé et les conséquences vont très lentement apparaître.
Pour asseoir une suprématie politique, la puissance militaire est essentielle, mais c’est un instrument lourd qui est plutôt un dernier ressort.
C’est pour cela que tous les présidents américains ont aussi utilisé leur puissance économique et financière. La guerre commerciale déclenchée par Trump est redoutable, car elle divise. Le Japon et l’Allemagne, deux pays où l’industrie tire le reste de l’économie, ne peuvent pas se permettre de perdre le marché américain. Il est probable qu’ils chercheront à négocier avec Trump et seront prêts à lui offrir plus de concessions que d’autres pays,comme la Grande-Bretagne et la France, qui dépendent plus de leurs activités de service. La Chine a déjà offert des concessions, bien qu’elles restent pour l’instant vagues.
Mais il est un aspect encore plus intéressant, que la Suisse connaît bien: le rôle du dollar.
L’enquête périodique de la Banque des Règlements Internationaux analyse l’importance des monnaies dans les échanges de devises, soit à l’achat, soit à la vente. Comme toute transaction fait intervenir deux devises, le total est de 200%. Le dollar est utilisé dans 88% des cas, loin devant l’euro (31%) et le yen japonais (22%). Autrement dit, pratiquement tous les échanges font intervenir le dollar contre une autre devise, seules 12% des transactions ne passent pas par le dollar. Or toute transaction qui implique le dollar, quelque soit l’endroit où elle ait lieu, se retrouve forcément enregistrée aux Etats-Unis. Cela permet aux Etats-Unis de contrôler, et donc d’interdire, toute transaction qui ne leur plaît pas, qu’il s’agisse de commerce ou de placements financiers. C’est ainsi qu’ils ont mis à genoux le secret bancaire suisse ou bien qu’ils essaient d’asphyxier aujourd’hui l’Iran en bloquant les entreprises non-américaines mais qui utilisent, forcément, le dollar. Ce pouvoir est immense. Tant que les Etats-Unis étaient une puissance relativement bienveillante et attachée à un ordre mondial libéral, leur monopole était occasionnellement dérangeant, mais largement bénin. Entre les mains de Trump, il est angoissant.
La question se pose de savoir s’il est possible de réduire la domination du dollar.
On ne connaît que deux exemples de domination d’une monnaie nationale. Lorsque l’or et l’argent ont été supplantés au XIXe siècle par la monnaie papier (devenue électronique, mais c’est la même chose), c’est la livre britannique qui, la première dans l’histoire moderne, est devenue la monnaie internationale. Puissance militaire, commerciale et financière, l’empire britannique avait tout pour établir cette suprématie. Epuisée par la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne a cédé le podium aux Etats-Unis, la nouvelle puissance mondiale. Elle a résisté un temps, mais de graves erreurs de politique économique ont provoqué le déclin définitif de la livre. Aujourd’hui, les Etats-Unis demeurent la plus grande puissance mondiale, dans tous les domaines. Est-il imaginable que les erreurs de Trump mettent le rôle du dollar à mal?
Pour cela, il faudrait qu’une autre monnaie puisse le remplacer. La Chine se profile à l’horizon mais, pour l’instant, elle reste un nain en matière financière.
Pour avoir une chance, il lui faudra qu’elle conduise beaucoup de réformes, peu compatibles avec un régime qui veut tout contrôler. Le Japon est en déclin démographique et résigné à se voir dépassé par la Chine. Il ne reste donc que l’euro pour défier le dollar. Mais la zone euro est engluée dans ses désaccords internes. Près de dix ans après une crise qui a failli volatiliser la monnaie unique, les pays membres n’arrivent toujours pas à corriger les erreurs de construction qui ont causé puis aggravé la crise. De plus, la zone euro se trouve désormais face à une crise potentiellement provoquée par le nouveau gouvernement italien. Trump pourrait-il changer la donne? Même s’il n’est là que pour un temps, ses menaces et ses actes servent d’avertissement: on ne peut plus faire confiance aux Etats-Unis.
Si l’Europe est l’égale des Etats-Unis sur le plan commercial, son point faible est financier.
Seule la place de Londres est capable de rivaliser, et encore, avec Wall Street mais, avec le Brexit, les Européens sont plus intéressés à dépecer la City, au profit de Paris ou Francfort qui ne sont pas près de devenir des places mondiales. Pour espérer tuer le roi dollar, les Européens devraient donc revoir leur stratégie du Brexit. Il leur faudrait émettre des bons du trésor européens, et non plus nationaux, pour créer un marché unique assez vaste pour rivaliser avec Wall Street. De plus, ces bons devraient bénéficier de la même garantie implicite de la BCE que celle fournie par la banque centrale des Etats-Unis. Enfin, il faudrait unifier un système bancaire aujourd’hui fragmenté en raison de pratiques et de législations disparates et surtout du fait de l’absence d’un mécanisme collectif efficace de soutien en cas de crise. Toutes ces questions sont débattues depuis des années, sans progrès réel. En bref, il faudrait que nécessité fasse loi. On n’en est pas là. L’unilatéralisme de Trump peut compter sur les nationalismes européens, et il le sait bien.
Charles Wyplosz,
Professeur d'économie internationale