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Anthropology and Sociology
15 May 2018

Trump et l’Iran: le grand plongeon dans le vide

Article du professeur Bayart dans Mediapart.

La sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé en 2015 sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre. Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies.

Pesons nos mots : la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé à Vienne, en 2015, entre l’Iran et les « 5+1 » (les membres permanents du Conseil de sécurité + l’Allemagne ) sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre.

Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies. Même si l’on ne parvient pas à identifier dans l’immédiat les évolutions dont elle sera lourde, l’on peut instinctivement en pressentir la gravité et la dangerosité.

Intox et désintox

Le brouillard est d’autant plus dense qu’il procède d’un enfumage idéologique qui a progressivement intoxiqué les médias, l’opinion publique et, sans doute aussi, les classes politiques elles-mêmes. C’est ainsi que l’on stigmatise, sans rire, les « ingérences » de l’Iran dans la région sans lever le sourcil devant les bombardements ou les attentats ciblés d’Israël en Syrie, au Liban, en Jordanie, dans les Territoires palestiniens et – dans les années 1980 – en Irak, ou devant la guerre d’agression contre le Yémen que l’Arabie saoudite a déclenchée en mars 2015, et qui continue à dévaster ce pays au prix d’un désastre humanitaire effrayant.

Il est vrai que cette dernière guerre est censée contenir l’ « ingérence » de l’Iran dans l’Arabie heureuse, et qu’Israël est en état de « légitime défense »… On trouve aussi naturelle la présence militaire, à grand renfort de livraisons d’armes, de bases, d’avions et de drones, des puissances occidentales et de la Russie dans la région. Ne convient-il pas, derechef, de contrarier l’ « ingérence » de l’Iran (ou de lutter contre le « terrorisme international », ce qui revient au même selon Donald Trump) ?

Nous ne sommes plus capables d’analyser le Moyen-Orient pour ce qu’il est : un système régional d’Etats, très westphalien dans sa facture, dont la domination est l’enjeu d’une rivalité classique entre des prétendants à l’hégémonie, l’Iran, mais aussi l’Arabie saoudite, Israël et, de plus en plus, les Emirats arabes unis et le Qatar – l’Egypte et l’Irak ayant quitté le peloton de tête. Un système régional d’Etats qu’ont contribué à dessiner les puissances occidentales et la Russie sur les ruines de l’Empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, et qui constitue l’un de leurs terrains de manœuvre privilégiés pour des raisons stratégiques évidentes, allant du contrôle des routes commerciales à celui des hydrocarbures et à l’assurance en dernier recours de la sécurité d’Israël.

Le Great Game du XIXe siècle s’y poursuit, grosso modo avec les mêmes acteurs, encore qu’avec des modalités et des objectifs différents. Que l’Iran ait des intérêts propres dans sa région, au sens géographique du terme, la belle affaire !

N’en déplaise aux Français et autres Russes qui se gargarisent de leur vocation à « protéger » les Lieux Saints et les chrétiens du Levant depuis le XIXe siècle, les Safavides ont noué des relations religieuses avec ce que l’on appelle aujourd’hui le Liban dès le XVIe siècle, d’où ils ont importé les ulémas qui leur étaient nécessaires pour ériger le chiisme en religion d’Etat.

L’alliance entre le Hezbollah et la République islamique d’Iran, même si elle n’a naturellement rien à voir avec les configurations du Premier Âge moderne, a une profondeur de champ historique qui rend assez risibles les cris d’orfraie des chancelleries occidentales. Sans compter que certaines des grandes familles cléricales de la République islamique – à commencer par celles de l’ayatollah Khomeiny et de l’ayatollah Khatami – sont en réalité irano-libanaises, par le jeu des alliances matrimoniales, souvent conclues dans les villes saintes de l’Irak, peuplées de persanophones bien avant la chute de Saddam Hussein.

L’ « arc chiite », si tant est qu’il existe et transcende le système d’Etats-nations, ce qui reste à prouver, repose moins sur les manipulations de Téhéran que sur ce sous-bassement historique pluriséculaire, irréductible au demeurant aux seules logiques politiques (1).

En bref, il serait grand temps d’entrer dans la chambre de dégrisement idéologique si l’on veut comprendre ce qui nous arrive. Or, les décideurs, et très largement les médias, prennent pour argent comptant les « éléments de langage » que leur communiquent Israël et l’Arabie saoudite, et qu’amplifie la chambre d’écho de la Maison Blanche.

La narration dominante des affrontements israélo-palestiniens dans la nuit du 9 au 10 mai l’a une fois de plus illustré : Israël a riposté à une pluie de roquettes iraniennes sur le Golan… à ceci près que Tsahal bombardait méthodiquement les positions iraniennes en Syrie depuis des semaines, et que les roquettes supposées iraniennes ont répondu à une nouvelle attaque israélienne, dans le cadre d’un plan prémédité, vraisemblablement en concertation avec l’administration Trump, pour épauler son retrait de l’accord de Vienne, comme le souligne le quotidien suisse Le Temps, sous le titre évocateur d’ « Israël, bras armé des Etats-Unis contre l’Iran » (2).

De même, nous ressassons le mantra saoudien de l’ « ingérence » iranienne au Yémen en soutien à la rébellion houthi, « chiite ».

Religieusement, le zaïdisme des Houthi n’a pas grand chose de commun avec le chiisme duodécimain iranien, et les liens entre les deux pays ont toujours été ténus, au contraire de ceux que les réseaux confrériques yéménites ont tissés avec l’Asie du Sud-Est (3). Si l’on suit l’historien Isa Blumi, l’imamat zaïdi du nord et du centre du Yémen – renversé par le putsch irako-égyptien de 1962 – a surtout représenté une force d’opposition à l’intégration du Yémen à l’économie capitaliste, et de résistance à la volonté de satellisation ou d’annexion de l’Arabie saoudite, qui s’est comportée depuis un siècle comme une espèce d’ « empire secondaire », pour reprendre une expression des historiens du colonialisme, relayant les visées régionales du Royaume-Uni, puis des Etats-Unis.

Depuis 2004, la rébellion des Houthi est une réaction contre le coût social de la libéralisation économique mise en œuvre dans les années 1990, après la fin de l’aide soviétique au Yémen du Sud et sa réunification avec le Yémen du Nord, et contre l’accaparement de leurs terres par des intérêts agroindustriels liés au régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012) et au puissant voisin, notamment dans le gouvernorat frontalier de Sa’adah.

Pour comprendre la guerre civile, la question foncière est un facteur autrement plus important que le prétendu « arc chiite » ou l’ « ingérence » de l’Iran. La question foncière, mais aussi la mise en coupe réglée des ressources minérales, pétro-gazières et halieutiques dont le conflit facilite l’exploitation sauvage, plutôt qu’il ne la contrarie (4). On le voit, la République islamique a bon dos.

Le débat public dont nous sommes tributaires est de la sorte distordu, à tout le moins, et à tout bout de champ. Ce ne sont pas les conditions idéales pour analyser rationnellement la crise dans laquelle nous plonge Donald Trump.

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******Image: Wikimedia Commons