Comme l’affirme le rapport annuel de The Economist Intelligence Unit [1], la tendance à la régression démocratique enregistrée dans le monde depuis quelques années s’est poursuivie et même aggravée en 2020. L’indice démocratique global est tombé de 5,44 en 2019 à 5,37 en 2020, le niveau le plus bas depuis que ce classement a été institué en 2006. En fait, 116 des 167 pays classés, soit près de 70% d’entre eux, ont régressé, contre 38 qui ont progressé et 17 qui ont stagné. Bien entendu, la pandémie de COVID-19 qui ravage la planète depuis le début de 2020, a largement contribué à cette nouvelle péjoration de la situation de la démocratie dans le monde. Mais elle n’est certainement pas le seul facteur en cause.
Prenons le cas de la région de l’Asie du Sud-Est. L’indice démocratique moyen des pays de la région est tombé de 4.99 en 2019 à 4.77 en 2020. Une régression significative ! Sur les neuf pays qui la composent et sont classés par l’EIU (le 10e, le sultanat de Brunei, monarchie absolue islamiste étant par définition hors-jeu !), cinq sont des « démocraties imparfaites » avec un indice entre 8 et 6 (Malaisie, Philippines, Indonésie, Thaïlande et Singapour) et les quatre autres sont des régimes autoritaires ayant indice inférieur à 4 (Myanmar, Cambodge, Vietnam, Laos). Entre 2019 et 2020, seule la Malaisie a très légèrement progressé, Singapour continuant à stagner et les sept autres ayant clairement régressé en la matière.
Évolution du classement démocratique des neuf pays d’Asie du Sud-Est entre 2019 et 2020. (Source : Democracy Index 2020, Economist Intelligence Unit, London, 2021)
Les raisons et circonstances de cette régression démocratique varient beaucoup d’un pays à l’autre. On peut toutefois émettre l’hypothèse que le point commun entre tous les gouvernements est d’avoir adopté des mesures « illibérales » [2] pour enrayer la pandémie. En Asie, celles-ci ont porté atteinte à l’état de droit, affecté la vie et les échéances politiques et restreint les libertés collectives et individuelles d’association, de manifestation et d’expression dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Certes, la plupart de ces mesures étaient nécessaires et probablement inévitables pour tenter de contrôler l’expansion du virus. Mais le succès ou l’échec des différents pays de la région en la matière a peu à voir avec à leur degré de démocratie comme on l’a déjà souligné dans un précédent article paru sur le blog de notre Cercle [3]. Le récent indice de performance face au COVID-19 mis au point par l’Institut Lowy de Sydney (Australie) est clair à cet égard [4]. Sur les 98 pays sur lesquels des données suffisantes et relativement fiables sont disponibles, voici la performance en termes de rang et d’indice des sept pays d’Asie du Sud-Est entrant dans le classement : 2e Vietnam (90,8) ; 4e Thaïlande (84,2) ; 13e Singapour (74,9), 16e Malaisie (71,0) ; 24e Myanmar (62,3) ; 79e Philippines (30,6) ; 85e Indonésie (24,7).
On voit que le Vietnam, pays le plus autoritaire du lot, qui a profité de la pandémie pour renforcer encore plus son niveau de contrôle déjà extrême sur la liberté de parole et d’opinion est de loin le plus efficace pour contrôler la pandémie. La Thaïlande, démocratie de plus en plus imparfaite, a également obtenu des résultats étonnamment bons en matière sanitaire. La junte militaire au pouvoir en a profité pour réprimer avec force et faire taire les manifestations qui demandent le départ du général à la tête du gouvernement, la réforme de la monarchie et la reprise du processus de démocratisation. La Malaisie, dont la démocratie est la moins imparfaite de la région en 2020, et son petit voisin Singapour, toujours à la limite du semi-autoritarisme, affichent d’assez bonnes et comparables performances face au COVID. De l’autre côté du spectre, les Philippines, sous l’égide d’un Rodrigo Duterte plus dictatorial que jamais, et l’Indonésie, qui reste dans le trio de tête des démocraties imparfaites de la région mais enregistre une très nette régression démocratique depuis l’arrivée à la présidence de Joko Widodo, ont les plus mauvais résultats face à la pandémie. Quant au Myanmar, soumis à un régime autoritaire larvé, il obtient, pour des raisons difficiles à comprendre, un score plutôt flatteur sur le front de la lutte contre le coronavirus. Toutefois, le récent coup d’état militaire, qui a mis fin à sa fragile ouverture démocratique, va l’entraîner encore plus bas dans l’autoritarisme et les manifestations massives que cela a provoqué pourraient avoir également des effets négatifs sur le plan de la pandémie. Dans une perspective régionale, cela va d’ailleurs aussi contribuer à faire tomber l’Asie du Sud-Est encore plus bas qu’elle ne l’est déjà en matière démocratique.
Références:
[1] Département de recherche de l’hebdomadaire britannique The Economist qui publie chaque année un rapport sur l’état de la démocratie dans le monde sous forme d’un classement de 167 pays à partir de soixante indicateurs relevant de cinq catégories distinctes (processus électoral et pluralisme ; libertés civiles ; fonctionnement du gouvernement ; participation politique et culture politique). www.eiu.com
[2] Le concept d’« illibéralisme », désormais entré dans le vocabulaire courant des sciences politiques, a été forgé par le journaliste et essayiste américain Fareed Zakaria ( Zakaria F. « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, no 76, novembre-décembre 1997). Selon l’auteur, l’illibéralisme caractérise des régimes de démocraties électorales dans lesquelles la division des pouvoirs disparaît au profit d’un exécutif tout puissant qui dicte sa loi au parlement et à la justice, n’hésitant pas à porter atteinte à l’état de droit et à restreindre les libertés collectives et individuelles, notamment la liberté de la presse et la liberté d’expression. De nombreux pays se sont aventurés sur cette voie illibérale depuis le tournant du siècle, mais certains, comme la Hongrie de Viktor Orbán ou la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, la revendiquent ouvertement comme étant plus conforme à leur culture politique.
[3] Maurer, JL. Nature des régimes politiques et bilan de la mortalité de la pandémie de COVID-19. Genève, Blog du Cercle Germaine de Staël, 2 octobre 2020.
[4] Selon ce rapport, le pays le plus efficace pour le contrôle de la pandémie est la Nouvelle-Zélande avec un score de 94,4 (index composite basé sur 6 indicateurs). Rappelons que c’est aussi le 4e pays le plus démocratique du monde avec un indice de 9,25. Notons que la République de Taiwan arrive en 3e position avec un score de 86,4, l’année où elle réussit également l’exploit de se hisser au 11e rang dans la catégorie des démocraties pleines avec un indice de 8,94 ! La Corée du Sud qui se situe au 23e rang mondial sur le plan démocratique en obtenant un score de 8,01, est toutefois nettement moins performante en termes de lutte contre la COVID-19 avec un indice de 69,4 et la 20e place. Juste à titre de comparaison (très défavorable et plutôt consternante), notons aussi que la Suisse ne brille guère dans la lutte contre la pandémie (53e avec un indice de 46,3) et que la France se traîne encore plus bas (73e avec un score de 34,9 ! Encore bien pire, les États-Unis font partie du groupe des cinq pays les moins performants du monde (94e avec un indice de 17,3), juste devant leur ennemi juré l’Iran (95e avec 15,9) ! Le Brésil est quant à lui bon dernier (avec un score de 4,3), derrière la Colombie (7,7) et le Mexique (6,5). www.lowyinstitute.org
Cette contribution fait partie de la série de commentaires du Centre Albert Hirschman sur les expériences démocratiques au temps du coronavirus. Elle est publiée en collaboration avec le Cercle Germaine de Staël.
LIRE AUSSI le commentaire précédent publié par Jean-Luc Maurer: Nature des régimes politiques et bilan de la mortalité de la pandémie de COVID-19